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veille sur toute la région de la Meuse; ainsi fait d’Humières à Lille pour la Flandre maritime, et Créqui à Trêves pour la Moselle. Tous trois sont comme les satellites de Condé, placés sous sa direction plutôt que sous sa dépendance ; tous trois disposent de grosses garnisons, de véritables corps d’armée, en état d’exécuter de courtes opérations ou d’assister puissamment l’armée principale si elle se rapproche d’eux. Cette disposition, séduisante, avantageuse à certains égards, n’est pas sans péril. Ces hommes de valeur, se sentant en force, peuvent se laisser entraîner à des entreprises excentriques, étrangères à l’objet principal, périlleuses. Voici déjà d’Estrades, le plus expérimenté, le plus judicieux, qui fait sortir Calvo avec « deux mille hommes de pied » pour l’envoyer prendre position à Saint-Wit. M. le Prince estime que le maréchal a été « mal inspiré », que le détachement est en péril et qu’il faut le faire rentrer. Condé ne blâme pas qu’on aventure la cavalerie; il le recommande; si elle est bien menée, la cavalerie, même pressée, peut toujours revenir, plus ou moins étrillée. Ce n’est pas le cas de l’infanterie, et Condé ne veut pas qu’on l’expose à un désastre. Encore quelques jours, et M. de Lorraine se chargera de donner, à nos dépens, une démonstration éclatante des principes posés par Condé.

Sans s’éloigner beaucoup de Charleroy, M. le Prince a souvent déplacé ses troupes pour les tenir en haleine et se montrer dans diverses directions. Le 26 juillet, il se rapproche de l’ennemi, occupe son vieux camp de Brugelette sur la route d’Ath ; du 27 au 30, ses lettres donnent à peu près les mêmes nouvelles : le prince d’Orange, avec ses troupes et celles d’Espagne, n’a pas quitté ses positions de Hal et de Tubize. M. de Créqui a retenu M. de La Trousse à Trêves et s’y croit en sûreté. M. le Prince est moins confiant ; il n’a guère d’anxiété pour la Flandre ; mais si l’orage n’éclate pas sur Trêves et la Moselle, il tombera sur Limbourg et la Meuse. Il ne faut pas que l’armée d’Allemagne puisse être attaquée par derrière : Condé espère que partout les mesures seront prises pour lui laisser le temps d’arriver. De jour en jour, son armée est en meilleure condition de marche. Le prince d’Orange ne saurait lui dérober ses mouvemens. Il le guette. On se croirait revenu à la veille de Seneffe.

Soudain la foudre éclate, renverse tous les plans.

M. de Turenne est tué !


II. — SUR LE RHIN. — TURENNE ET MONTECUCCOLI.

Le 19 mai 1675, Turenne rejoignait son armée à Schelestadt. Vaubrun, qui avait passé l’hiver en Haute-Alsace, venait d’y rassembler