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chapitre de la psychologie des timbres. Quant à la mélodie, elle est ici d’une nature particulière : abondante et brève, semée à pleines mains un peu comme une poussière sonore. Mais le détail ne dévore jamais l’ensemble ; le génie du maître se multiplie et ne se disperse point, et constamment sur la poussière un coup de soleil tombe, où les milliers d’atomes se rassemblent et ne font qu’un rayon de lumière. Ainsi l’œuvre est à la fois puissante et délicate ; œuvre de nuances, mais œuvre aussi de fond et de grand parti pris. De plus elle est formelle et elle est saine. Elle sonne allègrement le réveil longtemps espéré du génie latin. « Il faut, disait un jour M. Boito, méditerraniser la musique. » — Non pas toute la musique, sans doute ; mais encore est-il bon qu’il y ait une musique de la Méditerranée. Trop souvent nous devons, hélas ! pour admirer ou seulement pour comprendre, abdiquer notre nature et même lui faire violence. Nous n’avons cette fois qu’à nous y abandonner, à suivre notre pente, au lieu de la remonter. Et ne croyez pas que la gaîté du chef-d’œuvre en fasse l’intellectualité moins profonde! La joie est fille de l’esprit autant que la douleur, et du rire aussi la flamme est divine. Nous l’avons tous compris ; tous nous avons acclamé le glorieux vieillard qui nous apportait l’étincelle de vie. Qu’il daigne agréer ici notre modeste hommage. Le grand Italien est venu parmi les siens, parmi ses frères d’armes d’autrefois, ses frères d’art de toujours, et les siens heureusement l’ont connu.

Falstaff a trois interprètes de premier ordre : l’orchestre d’abord, qui s’est montré merveilleux ; M. Maurel ensuite, chez lequel il faut louer chaleureusement l’intelligence, la verve, la composition du rôle, un talent enfin qui serait irréprochable, s’il savait toujours se garder de l’exagération, et notamment des petites horreurs, je ne trouve pas d’autre mot, que se permet l’éminent artiste dans la seconde et la troisième reprise du scherzetto : Quand j’étais page du sire de Norfolk; enfin Mme Delna, aussi admirablement comique aujourd’hui qu’elle était tragique hier et le sera demain. Cette jeune fille est plus que la plus grande artiste : elle est comme un chef-d’œuvre de la nature. Une débutante, Mme Grandjean, n’est qu’une débutante, minaudière avec lourdeur et armée d’une voix agressive. M. Soulacroix est digne d’éloges. Mme Landouzy a chanté d’une très pure voix et dans un style très pur la chanson de la fée, et M. Clément n’a pas donné ce que nous attendions de lui dans le rôle délicieux de Fenton.


CAMILLE BELLAIGUE.