Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soupirs de Falstaff, qui étouffe ; en avant, pour le cacher, les femmes étalent leurs jupes, et, souples, moelleuses comme les jupes mêmes, s’étalent aussi leurs voix. Et du paravent replié, de cet asile où les deux enfans oublient la bagarre environnante, ou l’ignorent, s’envole l’exquise chanson de leur exquise tendresse. Oh! l’aimable répit et la halte délicieuse ! La musique est ici plus que la musique de la comédie et des personnages : elle les dépasse et les déborde. Elle acquiert, comme tout art parvenu à une certaine hauteur, une puissance de sympathie générale et même universelle. Elle devient la musique de chacun de nous lorsque nous sommes gais ou lorsque nous aimons, la musique de toute gaîté et de tout amour. — D’une main fiévreuse Ford écarte enfin le paravent : au lieu de sa femme avec Falstaff, c’est Nannette et Fenton qu’il découvre. Nouvelle déception, fureur nouvelle, et sur un nouvel éclat, voilà la chasse repartie. Les valets alors, appelés en hâte par les quatre commères, saisissent le panier, dont l’orchestre exprime jusqu’au poids accablant ; on le soupèse, on le soulève, on le hisse sur le rebord de la fenêtre, où certain trille de cors, avec une terreur comique, le tient un instant suspendu. Ace moment Ford reparaît, hors de lui; il voit, il comprend, et le plongeon vengeur met fin à l’une des scènes les plus vivantes que créa jamais la musique, l’art par excellence de la vie.

Mais la vie, j’entends la vie complète, celle que les chefs-d’œuvre ont mission de représenter, n’est pas action seulement : le rêve y a sa part et son heure. Shakspeare le savait bien, et voilà pourquoi il termine en poète, surtout, celle-là même de ses pièces que M. Montégut appelle avec raison « la plus franche de ses comédies)> . — Au sortir de cet imbroglio (c’est encore M. Montégut qui parle), « nous demanderions de l’air, si le poète ne semblait avoir prévu ce désir de son lecteur et n’avait subitement fait circuler une brise rafraîchissante en transportant le dénouement de la pièce dans le parc de Windsor, et en lui donnant pour couronnement la légende romantique d’Herne le chasseur. »

Ce désir, le musicien lui aussi l’a prévu, l’a comblé, et la vie ardente de l’œuvre s’apaise à la fin et se rafraîchit dans le calme de la nature et dans ses nocturnes enchantemens. Il le fallait pour la perfection de notre plaisir ; il le fallait aussi pour compléter les personnages, pour ajouter à toutes leurs grâces la grâce dernière de la poésie, à tout leur esprit un peu d’émotion, un peu de vague tendresse pour les choses. Émotion légère sans doute, et que sauve de la banalité l’idée de comédie et de mystification qui s’y môle : l’éclat de rire d’Alice, par exemple, interrompant, de peur de faire peur, la fantastique légende du Chasseur noir; émotion réelle pourtant, et dont les âmes charmantes de toute cette jeunesse ne sauraient ni ne voudraient se défendre. Écoutez les gentilles compagnes préparer la mascarade