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sera-t-elle submergée? Voici quelques milliers de secondes qu’elle élève sa petite tête écumante au soleil. » C’est une joie pour une petite vague, dégoûtée d’elle-même, de sa course folle et du soleil, de se replonger à jamais dans la nuit de l’insondable abîme.

Nombre d’hommes prédisposés au suicide ne se sont point tués ; ils n’avaient pas passé par une de ces crises terribles et décisives, où le fond de l’âme se révèle. M. Thiers avait dit de Prevost-Paradol : « Il est parti pour l’Amérique content, mais pas fier. » À cette heure, il n’était ni fier ni content. Dans une nouvelle intitulée : Mon ami Hermann, il avait raconté jadis la fantastique histoire d’un étudiant allemand fort honnête et bien doué, à qui tout le monde prédisait le plus brillant avenir. Ce jeune savant avait ceci de singulier qu’il s’endormait tous les jours au coucher du soleil et ne se réveillait qu’au matin, avec un sentiment d’indicible tristesse. Pendant la nuit, son âme l’avait quitté, elle était aux antipodes, en Australie, où elle habitait le corps d’un aventurier destiné à mal finir. Comme Hermann, Prevost-Paradol avait une âme à deux fins, qui se mettait tour à tour au service de deux maîtres fort différens l’un de l’autre. Le premier était un adolescent, qui devait conserver jusqu’à sa quarantième année la jeunesse du désir, la fraîcheur de ses espérances et le don de l’illusion. Le second était un juge à barbe grise, rigoureux jusqu’à la cruauté et d’une incorruptible clairvoyance.

C’est à ce juge inexorable qu’il faut imputer le suicide de cet imprudent. Après avoir examiné son cas, il lui signifia brutalement que, sans forfaire à l’honneur, on expose quelquefois sa fierté à de fâcheuses aventures; que certaines actions équivoques ont besoin d’être justifiées et ne sauraient se légitimer que par le succès, qu’il y avait désormais dans sa vie quelque chose qui ne pouvait s’expliquer, une défaillance sans excuse. Sa situation était celle d’un homme qui, ayant épousé pour sa dot une femme qu’il n’aimait pas et qu’il estimait peu, apprend dès le lendemain de son mariage qu’elle a engagé sa fortune dans une spéculation malheureuse. Prevost-Paradol avait cru, en violentant ses inclinations, se donner à un souverain habile et heureux ; il avait épousé une irréparable infortune. Il rougissait de son erreur, il se sentait compromis et ridicule, et le juge au cœur dur lui criait jour et nuit : Plutôt mourir !

A quoi nous sert notre fierté ? A compliquer, à embarrasser notre vie. Et cependant, pour peu qu’il nous en coûte de nous mépriser, elle a tant de prix à nos yeux qu’en la perdant nous croyons tout perdre, et qu’il nous semble que nous n’existons plus. L’homme qui avait vendu son ombre s’avisa trop tard qu’il y a des biens inutiles dont on ne saurait se passer.


G. VALBERT.