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sérieux, il ménage leur amour-propre, il flatte leurs passions et leurs préjugés. Peu lui importe que les hommes lui plaisent ou lui déplaisent, il ne leur demande que de lui être utiles; faisant bon marché de ses goûts et de ses dégoûts, de ses préférences et de ses antipathies, il réserve ses attentions, ses empressemens pour les grands ou les petits qui peuvent lui être bons à quelque chose. Il connaît la vie, il sait qu’un jour peut-être l’occasion se présentera où quelques voix lui manquant pour obtenir ou pour conserver le pouvoir, la voix d’un sot sera son salut.

Dès sa première jeunesse, Prevost-Paradol eut un vif sentiment de sa supériorité, et il prenait plaisir à la faire sentir aux autres. Se livrant à ses amis, sa réserve hautaine tenait à distance les ennuyeux et les médiocres; c’était une maison fermée, où l’on n’entrait que muni d’une carte d’invitation en forme, et les invités étaient rares. Nombre de ses camarades l’accusaient d’être insociable, sans se douter que son commerce intime était d’un charme extrême. M. Gréard nous raconte qu’à l’École normale, il ne frayait guère qu’avec l’élite, qu’on eut toujours de la peine à l’entraîner dans les communes réunions, qu’il était sans cesse occupé à se garder, qu’il adorait la lecture, la controverse à deux, mais seulement à deux, que lorsque, dans une salle d’étude ou de conférence, il était maître de choisir sa place, il la prenait au bout d’une table, près du mur, afin de n’avoir qu’un voisin. Un jour que son grand et sage ami lui faisait remarquer qu’on n’agit sur les hommes qu’en se mêlant à eux : « Ah ! répondit-il avec un éclair dans les yeux, je ne gouvernerai jamais que par la parole, mais je gouvernerai de haut. » C’était condamner son ambition. On ne gouverne pas les hommes de haut; il est des cas où il faut leur parler de très près et il y a des choses qu’il faut leur dire à l’oreille, autrement ils n’entendent pas. Il n’a jamais eu les fausses modesties, les hypocrisies d’amour-propre qui conviennent aux politiques. Il était né dédaigneux; c’est le genre d’orgueil le plus agressif, celui qui nous isole le plus et qu’on nous pardonne le moins.

Non seulement il dédaignait trop de choses et trop de gens, il y avait en lui un fond de réflexion chagrine et sceptique, qui l’empêchait de se donner tout entier à ce qu’il faisait. Le vrai politique s’intéresse passionnément à ses entreprises, il croit à son idée, il croit à sa mission, il a la foi du charbonnier, les candeurs et les certitudes obstinées d’un cœur vraiment épris. Telle est la puissance de l’amour sur cette terre, il est le secret de tous les grands succès. Les hommes qui ont fait de grandes choses, les hommes qui ont agité, remué, changé le monde, étaient tous de la race des grands amoureux, avides et fiers de souffrir pour ce qu’ils aiment. Prevost-Paradol n’était pas amoureux. Il disait lui-même que toute sorte de joug et de gêne lui était insupportable.