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lois sacrées de la nature. Un jour il découvrira que quiconque aspire à commander doit accepter de dures servitudes; que la vie de l’ambitieux est un chemin semé de chausse-trapes, un voyage où il y a bien des torrens à passer. Mais dans sa jeunesse, il se faisait une idée si vive des joies de l’arrivée, que les chemins les plus âpres lui semblaient aussi doux à fouler que la mousse et le velours, et tout entier à son rêve, il en était possédé, enivré.

Taine lui tenait de longs discours pour le convaincre de son erreur et le ramener au couvent. Il lui reprochait de caresser une chimère, d’oublier à quelles déceptions cruelles, à quels déboires, à quelles ingratitudes s’exposent les ambitieux, et que la vérité seule récompense les hommes de la peine et des tourmens qu’ils se donnent pour la servir. Prévost répliquait que l’amour violent pour la vérité philosophique a, lui aussi, ses déboires et ses dégoûts. « Don Juan avait en lui cet amour pour la femme idéale, il a couru le monde, serrant et brisant de dépit dans ses bras toutes les imparfaites images qu’il croyait un moment aimer, et il est mort, épuisé de fatigue, consumé de son insatiable amour. Qui sait si la vérité absolue, ta chère et pure maîtresse, ne te suivra pas ainsi d’une course légère et éternelle ; si la doctrine que tu serres en ce moment dans tes bras n’est pas une de ces imparfaites images qui ont abusé et reposé un moment l’âme avide de don Juan, et si, comme lui, tu n’arriveras pas à ton dernier jour, sans avoir atteint ton idéal ? Ta vie serait alors perdue, noblement perdue, il est vrai, dans une belle recherche et dans une grande illusion. « Ils parlaient bien l’un et l’autre, tout en désespérant de se convaincre. S’il en faut juger par l’événement, c’est Taine qui avait raison. Il a été l’un des heureux de ce monde, et son seul tort était de ne pas croire assez à son bonheur. Il avait su reconnaître sa vraie destinée. Prevost-Paradol a longtemps cherché la sienne; le jour où se flattant de l’avoir trouvée, il la contempla face à face, elle lui fit horreur et, confus de sa méprise, il se tua.

Était-il vraiment né pour la vie d’action? Y avait-il en lui l’étoffe d’un vrai politique ? Le vrai politique est avant tout un homme d’affaires, et comme les affaires dont il s’occupe concernent d’autres que lui et que ses entreprises peuvent avoir quelque influence sur le sort d’une nation, son premier devoir est de persuader aux foules qu’il travaille pour elles, que ses desseins particuliers s’accordent avec l’intérêt public. Si infatué qu’il soit de lui-même, il se sent très dépendant ; certain que le jour où il serait seul, il ne serait plus rien, il impose à son orgueil tous les sacrifices nécessaires, et il s’arrange pour qu’on ne sente pas la violence qu’il lui fait. Fût-il fermement convaincu que la plupart des êtres pensans, discourans et votans ne savent ni ce qu’ils veulent ni ce qu’ils font, il s’étudie à leur faire croire qu’il les prend au