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mon armée, qui est à Viterbe, sera ici sous peu de jours ; elle aura tôt fait justice et pourvu à l’honneur de la France. » — Au rude langage du gentilhomme français, le Borgia comprit qu’il fallait lâcher sa proie. D’Allègre se rendit en personne au château Saint-Ange; à peine s’il put reconnaître la belle amazone de Forli dans la triste créature qu’il tira de ce tombeau, consumée de chagrin, épuisée par seize mois de tortures surhumaines.

Fuir à Florence, près de ses enfans, ce fut la première pensée de Catherine. Comme elle se sentait guettée par les poignards du Valentinois, elle prit la voie d’eau, sous la protection de la bannière de France; elle descendit le Tibre jusqu’à Ostie et s’embarqua pour Livourne. Enfin elle respira librement, en vue de Florence, quand les enfans de ses trois maris, accourus à sa rencontre, la serrèrent dans leurs bras. Cette vie agitée, si courte et déjà si pleine, devait s’achever là dans l’obscurité. Le « mal de crèvecœur » avait brisé les ressorts de l’indomptable comtesse d’Imola. Retirée dans une villa des Médicis, elle ne s’occupa plus que de soins domestiques, d’œuvres pies, et surtout de l’éducation de ce petit Giannino, dont elle couvait en rêve la grande destinée. On rapporte que le sauvage enfant ne voulait obéir qu’à sa mère. Lorsqu’elle sentit ses forces défaillir, Catherine le recommanda tendrement à la Seigneurie et lui légua le peu de bien qu’elle avait sauvé de ses désastres. Le 28 mai 1509, elle s’éteignit doucement, à l’âge de quarante-six ans.

On l’ensevelit dans la pauvre église du couvent des Murate. En 1835, quand ce monastère fut converti en prison d’État, les ouvriers qui refaisaient le pavement brisèrent la pierre tombale et dispersèrent les cendres de la fameuse Sforza. La terre italienne n’a rien gardé de sa plus vaillante enfant, de celle qui dépensa le plus largement la vie féconde que cette terre communiquait alors ; rien qu’un fantôme incertain, flottant dans la légende, et qui s’évanouissait entre les ruines éparses sur les collines d’Imola. Il vient de reprendre corps et durée dans l’excellente histoire de M. Pasolini. Elle est faite avec science ; elle est faite avec amour. N’en fallait-il pas un peu pour bien parler de la dame qui en inspira tant, de la noble et douloureuse Madone de Forli?


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.