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loin, on songe involontairement aux mécanismes imaginés par Descartes pour expliquer les phénomènes physiques ; involontairement aussi, on est tenté de s’écrier avec Pascal : « Il faut dire en gros cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule ; car cela est inutile, et incertain, et pénible. » Gardons-nous, cependant, de sourire de la bizarre machine composée par Maxwell et par sir W. Thomson ; peut-être sera-t-elle la vérité incontestable de demain, — en attendant qu’elle devienne l’erreur incontestée d’après-demain.


XI

C’est qu’en effet l’hypothèse dominante de la théorie admise et admirée par une génération était réputée pour une erreur manifeste par les hommes de la génération précédente ; les hommes de la génération suivante la traiteront comme un témoignage de l’ignorance de leurs ancêtres. L’histoire de l’optique en est un continuel exemple ; les penseurs du xviie siècle répudient avec dédain le système de l’émission ; les savans du xviiie siècle sont pleins de confiance en ce système et de mépris pour le système des ondulations ; les physiciens du xixe siècle reprennent ce dernier et s’étonnent qu’on ait pu considérer le premier comme une théorie sérieuse.

Lorsqu’une théorie nouvelle s’élève, on la voit, en peu d’années, multiplier ses découvertes et rendre compte de phénomènes jusque-là délaissés et incompris ; puis, enhardie par ses premiers succès, elle simagine bientôt que les hypothèses sur lesquelles elle repose sont des certitudes, que sa représentation du monde extérieur est l’expression adéquate de la nature des choses ; mais, au premier échec, elle s’écroule de fond en comble, et les physiciens se hâtent d’en balayer les débris afin de faire place à une autre théorie, qui ne s’élèvera à son tour que pour s’effondrer. À ce spectacle, on se prend à douter de la fécondité des efforts faits par l’esprit humain pour construire et ruiner tour à tour tous ces systèmes ; on se demande si ces efforts, poursuivis pendant des siècles par l’élite des penseurs et par une multitude de laborieux, nous ont fait faire quelque progrès sérieux dans la connaissance du monde physique ; si leur seul résultat n’est pas de nous avoir mieux convaincus que les secrets de la nature nous passent ; on se sont porté à abandonner toute recherche théorique pour ne plus ajouter foi qu’aux données de l’expérience, dont la brutalité semble un gage de solidité ; ou bien, si l’on