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morgans pour être sur un bon cheval, pour avoir un panache en leur chapeau, pour être habillés somptueusement… Les autres se prisent et regardent pour des moustaches relevées, pour une barbe bien peignée, pour des cheveux crespés, pour des mains douillettes, pour savoir danser, jouer, chanter… Les autres se pavonnent sur la considération de leur beauté, et croyent que tout le monde les muguette[1]. » Il s’amuse à noter comme on pare ses défauts de prétextes généreux et qu’on s’excuse, par exemple, de l’avarice ou de l’âpreté au gain, sur la charge des enfans ou sur une légitime prévoyance. Il surveille les manèges de la médisance, ces protestations et ces « préfaces d’honneur » par où on prélude aux pires sévérités et aux trahisons elles-mêmes. Il considère, non sans effroi, l’inhumaine physionomie de ceux qui sont absorbés dans le jeu : « Y a-t-il attention plus triste, plus sombre et mélancolique que celle des joueurs ? C’est pourquoi il ne faut pas parler sur le jeu, il ne faut pas rire, il ne faut pas tousser, autrement les voilà à disputer[2]. » De l’extérieur, du costume et de la mine, il passe aux caractères, et il définit en des termes dont il semble que se soient souvenus ceux qui les ont dépeints après lui « ces cœurs aigres, amers et âpres de leur nature qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu’ils reçoivent, » et ces « esprits arrogans et présomptueux qui, s’admirant eux-mêmes, se colloquent si haut en leur propre estime qu’ils voient tout le reste comme chose petite et basse.[3]. » L’un des offices les plus ordinaires d’un moraliste consiste à déjouer les artifices de l’amour-propre et à le découvrir sous tous les déguisemens dont il s’affuble. François de Sales n’y manque pas : il retrouve l’orgueil jusque dans l’humilité même. Il y a en ce sens dans l’Introduction quelques maximes qui, si elles étaient plus courtes et plus ramassées, auraient leur place à côté de celles que nous lisons chez La Rochefoucauld, et parmi les plus pénétrantes. Un moraliste doit ensuite distinguer les sentimens, séparer ceux qui s’avoisinent et parfois se confondent ; puisqu’en effet c’est du jour où on se rend compte de l’infinie complexité de nos cœurs qu’on commence à être renseigné sur la vie morale. Il reste enfin à analyser chacun des sentimens. Nul n’est plus fertile en nuances que l’amour ; mais celui-là ne doit rien ignorer de l’amour humain qui entreprend de nous guider dans l’amour divin. Il est dans l’Introduction telles descriptions minutieuses des manèges de la galanterie, des progrès de l’amour, des commencemens d’une passion qu’on ne s’étonnerait pas de trouver dans le livre sur « l’honneste amitié. » Par là Philothée est sœur d’Astrée. — C’est cette expérience du monde, et

  1. Introd., p. 140.
  2. Introd., p. 249.
  3. Introd., p. 233.