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pour s’entendre que Louis XVI et Pétion ou Brissot. Les mêmes choses, les mêmes questions ont un aspect si différent suivant qu’on les regarde soit de près et de haut, soit de loin, d’en bas et des bancs d’une opposition ! Aussi l’expérience du souverain vient utilement en aide à l’inexpérience de ses ministres, et j’en ai entendu plus d’un en rendre sincèrement témoignage. C’est le roi alors qui conseille et persuade ses conseillers, et dont les avis, donnés dans un intérêt général et passant d’un cabinet à un autre, assurent la continuité de la politique.

C’est dans la politique étrangère surtout, où la suite dans les vues est avant tout nécessaire, — où une ligne de conduite est tracée d’avance par une tradition séculaire et par des nécessités géographiques, — que s’exerce, d’un consentement tacite, chez les nations les plus jalouses de leur indépendance, cette action continue de l’influence royale. Rien n’en peut, par exemple, mieux donner une idée que la lecture de la biographie du prince-époux de la reine d’Angleterre écrite sur les pièces communiquées par cette princesse elle-même. C’est là qu’on peut voir quelle part ce couple royal, sans porter aucune atteinte au puritanisme constitutionnel, a pu prendre, par l’effet de ses relations domestiques, aux négociations qui ont précédé ou suivi les derniers remaniemens de l’Europe. Chez nous-mêmes, l’action du roi Louis-Philippe a été, à plus d’une reprise, très utilement exercée, du consentement des ministres les plus rigoureusement parlementaires, dans la politique extérieure : et l’on peut voir dans les Mémoires de Talleyrand que j’ai publiés, Casimir Périer, quoique très susceptible sur ses prérogatives ministérielles, — pendant l’épineuse négociation relative à la constitution du royaume de Belgique, — recourant au roi lui-même pour traiter directement avec l’ambassadeur de France à Londres les questions les plus délicates.

Une autre cause fait également au souverain constitutionnel une place à part, d’où il domine sans effort tous ceux qui sont mêlés, à côté ou au-dessous de lui, à l’activité de la vie publique : c’est que la nature et la durée de son pouvoir lui permettent de s’élever à des considérations qui ne touchent pas au même degré, dans le régime parlementaire, les hommes politiques les plus consciencieux. Quand une question naît, on sait qu’il y a deux manières de l’envisager, qui ne se contredisent pas nécessairement, mais ne s’accordent pas non plus toujours : il y a le point de vue de l’intérêt public et le point de vue de l’intérêt d’un ministère ou d’un parti. Si c’est, par exemple, une difficulté diplomatique, l’intérêt public commande de penser, avant tout, soit au maintien de la paix, soit à la défense de l’honneur national ;