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un individu désormais privé de sa liberté ? Était-ce donc la peine de partir on guerre contre l’histoire solennelle et compassée, contre les théories générales, pour y revenir par un détour ? Est-ce à Guizot, est-ce à Taine que s’appliquent le mieux ces lignes de Sainte-Beuve, écrites en 1850 : « Le tout acquiert après coup un semblant de raison qui abuse. Le fait devient une vue de l’esprit. On ne juge plus que de haut… On trouve à tout accident particulier des enchaînemens inévitables, des nécessités, comme on dit… méthode artificielle et commode pour régler les comptes du passé. On supprime toutes les forces qui n’ont pas produit leurs effets et qui auraient pu cependant les produire. On range dans le meilleur ordre, sous des noms complexes, toutes celles qu’on peut rassembler et ressaisir… »

Lorsque, de plus, le philosophe est un fataliste convaincu, il supprime ce qui le gêne et notamment l’État, c’est-à-dire le siège principal et permanent de la conscience d’une nation, la faculté qu’elle possède de se conduire elle-même, de réfléchir sur ses actes, de se redresser, s’il y a lieu. Pour la même raison, l’homme d’État, cet accident heureux, n’a pas de place dans le système ; ou s’il apparaît, ce n’est pas comme intelligence libre, c’est comme instrument aveugle du destin. Il n’est pas une cause, mais une résultante. Si l’auteur s’attache à la figure de Napoléon, c’est que Napoléon est un « beau monstre », une force déchaînée. Il détermine sa structure morale par ses procédés ordinaires, avec la minutie de Balzac, avec l’emportement de Shakspeare. Ce « condottiere » couronné satisfait son tempérament d’artiste, qui se sentait mal à l’aise auprès des raisonneurs de la Constituante. Napoléon, c’est le fatalisme fait homme. En lui se résument toutes les « causes irrésistibles » qui devaient façonner la France moderne.

Quant à la France elle-même, telle il nous la montre dans son dernier ouvrage, telle il la peignait déjà, bien avant d’avoir consulté les documens : « Si le sentiment d’obéissance, disait-il, a pour racine l’instinct de la discipline, la sociabilité et l’honneur, vous trouverez, comme en France, la parfaite organisation militaire, la belle hiérarchie administrative, le manque d’esprit public avec les saccades du patriotisme (pourquoi ? ), la prompte docilité du sujet avec les impatiences du révolutionnaire, les courbettes du courtisan avec les résistances du galant homme, l’agrément délicat de la conversation avec les tracasseries du foyer et de la famille…[1] ». Qui donc est responsable des mauvais ménages et de l’esprit frondeur ? est-ce l’honneur, la sociabilité ou la

  1. Introduction à l’Histoire de la littérature anglaise, éd. Hachette, p. XXXVII.