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se rassemble autour de ces chauffoirs, se réfugie dans ces asiles de nuit, se rue à ces distributions de soupes. Ce n’est pas une raison pour y renoncer, car il n’y a pas de chose humaine qui ne puisse donner lieu à un abus. La seule question est de savoir si le bien l’emporte sur le mal. Or, dans un temps de calamités exceptionnelles, il n’y a nul doute que le bien ne l’emporte. Mais où le mal commencerait au contraire à l’emporter sur le bien, ce serait si ces mesures temporaires d’aumône nécessairement indistincte étaient prolongées et généralisées. Qu’on me permette d’illustrer par quelques exemples ce que je veux dire.

Une des œuvres les mieux entendues de la charité intelligente c’est assurément celle des fourneaux économiques, qui permettent à la fois de venir en aide d’une façon efficace aux indigens et de fournira la population laborieuse un moyen sain et économique d’alimentation. Il existe à Paris plusieurs sociétés de fourneaux. Pour ne parler que de la plus importante, la Société philanthropique a distribué l’année dernière 2 629181 portions d’alimens, dont 933 364 contre argent, c’est-à-dire à des consommateurs payans, et 1 695 817 contre bons, c’est-à-dire à des indigens. Il arrive assez souvent que ces derniers se présentent munis seulement d’un ou deux bons, ce qui ne leur assure qu’un repas assez court. Mais, dans la plupart des fourneaux, la directrice a en dépôt des bons que lui ont remis des personnes charitables, et lorsque, avec la grande expérience que lui donnent ses distributions quotidiennes, elle voit quelque pauvre diable, parfois connu d’elle, dont tout le déjeuner se compose d’un morceau de pain et d’une soupe, elle lui allonge un ou deux de ces bons qui lui permettent de compléter son repas. Voilà un spécimen de charité judicieuse et bien ordonnée. Voyons maintenant un autre exemple.

Il y a douze ans, lors de ce grand hiver qui causa tant de misères, une personne très riche et très charitable crut devoir établir dans un quartier très aisé de Paris un fourneau où la nourriture était distribuée à tout venant, et, le froid ayant pris fin, elle voulut néanmoins continuer le fourneau. Au bout de peu de temps, tous les drôles de Paris y affluèrent. On voyait faire queue à la porte du fourneau des jeunes gens dans la force de l’âge qui attendaient leur tour, les mains dans leurs poches, la plupart du temps la cigarette aux lèvres, échangeant des lazzis ou des propos obscènes, et se prenant souvent de querelle. Le scandale devint tel que les voisins se plaignirent. Il fallut fermer le fourneau, dont la fondatrice, non seulement très charitable, mais très intelligente, a fait depuis lors un beaucoup plus judicieux emploi de sa fortune en fondant à la porte de Paris un dispensaire modèle.