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réunion de la Constituante jusqu’au 18 Brumaire. Rien de plus naturel : n’est-il pas, ce monde théâtral, en perpétuel contact avec la foule qui l’applaudit ou le conspue ? Ne reçoit-il point ses frissons et ne lui envoie-t-il pas cette électricité spéciale qui jaillit d’une belle scène, d’un cri éloquent ? Nulle cloison étanche entre celui-ci et celui-là : joies et colères, enthousiasmes et indignations se puisent à la même source, la sécurité de l’un fait la prospérité de l’autre ; le spectateur croit n’acheter que du plaisir, il ne se doute pas qu’un de ses bravos a peut-être consacré un artiste, qu’en dispensant ainsi l’éloge, le blâme ou le silence, il crée, soutient, détruit des réputations. C’est une sensitive, ce monde théâtral : il reflète les impressions extérieures comme le thermomètre traduit la chaleur ou le froid, auteurs, journaux, public le pénètrent de toutes parts, le gouvernement même le marque de son empreinte, et il serait sans doute intéressant de rechercher les résultats de cette influence aux diverses époques de notre histoire : avec la monarchie de droit divin, un despotisme décent, tempéré par les privilèges et la douceur des mœurs, la tragédie classique, la comédie de caractère ; pendant la Révolution, l’anarchie intellectuelle, l’oubli des traditions, le naufrage du goût, et, au milieu de ce chaos, un art nouveau qui balbutie d’abord sa langue, recommence souvent d’anciens erremens tandis qu’il croit innover, s’affirme quelquefois avec succès ; sous l’Empire, un retour partiel à l’ancien régime, la comédie devenant un moyen de règne, prêchant le culte du souverain comme elle avait dû enseigner l’amour de la République, collaborant avec les prêtres, les gendarmes, les fonctionnaires de Napoléon ; puis l’invasion tumultueuse de la démocratie et la liberté pratique affirmée sur la scène, les dernières convulsions de préjugés séculaires contre les comédiens, l’opinion publique ne reconnaissant plus d’autre mesure de son estime que le talent et le caractère, l’abolition des vieilles règles et des conventions classiques, le drame prenant tout son essor, audacieux, tout-puissant, déchaîné par le génie de Victor Hugo, de Dumas, les innombrables manifestations de l’art théâtral assez semblables, dans leur confusion vigoureuse et leur désordre apparent, aux volontés du suffrage universel. Fontenelle n’aimait point la guerre, parce qu’elle gâte la conversation : pas plus que lui, le théâtre n’aime la guerre civile ou étrangère qui chasse le sourire, la beauté, le luxe et cette pierre philosophale de la fortune, la confiance : on retrouverait l’expression de nos grandes crises en consultant les recettes des principaux spectacles depuis cent ans. D’ailleurs, en dépit de certains anathèmes et des éloquentes déclamations de Jean-Jacques, c’est, de