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gracieuses le milieu où se passera l’action et les personnages qui y seront mêlés. Puis l’action s’engage ; elle est émouvante, pathétique. Le dernier acte sert à tout expliquer. Les choses s’arrangent. Tout est au mieux dans le meilleur des mondes. Ainsi le spectateur a passé par toutes les sortes d’émotions. Il a été tour à tour égayé, effrayé, rassuré. On lui a fourni comme dans un résumé, ou dans un ambigu, tous les plaisirs que le théâtre peut procurer. Que souhaiterait-il de plus ? Et de quelle méchante humeur ferait-il preuve s’il ne s’allait pas coucher content ? Telle est la « formule » que M. Sardou a tout au moins portée à sa perfection. Il s’en vante. Et telle est encore celle à laquelle s’est référé M. Pailleron.

Le premier défaut de ce système c’est qu’il est pour l’auteur un excellent moyen de se soustraire à la tâche qu’il s’était lui-même tracée. Que si, nous ayant annoncé une satire contre le cabotinage, vous nous faites assister maintenant au désespoir d’une femme jalouse et trahie, c’est donc que vous n’avez pas pu remplir vos quatre actes avec la satire ébauchée. Vous l’avez jugée trop mince : vous n’avez pas su nous montrer vos cabotins sous assez d’aspects, vous n’avez pas su donner à votre étude assez de développemens ; vous en déclarez vous-même l’insuffisance. C’est bien cette étude pourtant que vous nous aviez promise. C’est elle que nous sommes venus entendre. Tout ce qui n’est pas elle nous semble accessoire et peut-être inutile, et fait longueur. C’est pour cela sans doute que la pièce paraît si longue ! L’introduction d’une intrigue parasite et l’apparition du drame dans la comédie, marquent le moment où l’auteur abandonne son sujet et quitte la partie. C’est un aveu d’impuissance. — Si d’ailleurs on ne peut citer un chef-d’œuvre qui ait été composé suivant ce système, c’est apparemment que le principe de l’unité de ton dans une œuvre d’art n’est pas une arbitraire invention des faiseurs d’esthétiques. On dit : La vie n’est-elle pas un mélange de farce et de drame ? Mais l’art n’a pas pour objet de nous présenter dans leur confusion les élémens dont se compose la vie. Il doit les isoler pour nous les faire mieux apercevoir. Il est toujours et de toute nécessité une abstraction. L’auteur dramatique, comme le poète et le romancier et plus qu’eux tous, doit se placer à un point de vue choisi librement, mais nettement déterminé. De là, il nous fait découvrir un côté de la vie. Nous de même nous nous mettons au point où on nous place. Nous entrons dans les dispositions qu’on nous convie à prendre. Disposés à nous amuser du côté risible des choses, nous sommes surpris et fâchés si on fait un appel subit à notre sensibilité. Et disposés à nous attrister de leurs côtés tragiques, nous sommes choqués si nous entendons un éclat de rire, et nous en voulons à l’auteur pour cette dissonance. Les dramatistes de notre ancien théâtre l’avaient bien vu, et ceux de la jeune école recommencent à le