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David qui fixèrent les premiers sur lui l’attention de l’Europe artiste. Le Titien, au contraire, longtemps obscur, s’affirma tardivement ; mais aussi, soixante années durant, sans effort comme sans fatigue, il sut charmer l’Europe par la magie de sa palette, la plus savoureuse et la plus éclatante qui fût jamais.

La chronologie des ouvrages exécutés par le Titien jusque vers l’âge de quarante ans est des plus confuses. A peine si l’on a pu établir qu’il travailla en 1508 aux fresques du Fondaco dei Tedeschi, à partir de 1509 aux peintures de la Scuola del Santo à Padoue, qu’entre 1513 et 1518 il décora une partie de la salle du grand conseil au Palais des Doges, qu’entre 1516 et 1522, il exécuta, à Venise même, les tableaux destinés au palais des ducs de Ferrare. Si nous savons que l’Assomption de la Vierge a pris naissance en 1518, nous en sommes réduits à ignorer et la date du Christ au denier et celle de l’Amour sacré et profane et celle de la Présentation de la Vierge au Temple et de bien d’autres pages célèbres.

Au début, le Titien aimait à donner à ses tableaux un degré de fini qui n’avait rien à envier à celui des Primitifs[1]. Vasari vante, dans le portrait d’un Barbarigo, l’art avec lequel étaient rendus les cheveux : « on pouvait les compter, affirme-t-il, ainsi que les points d’un pourpoint en damas de soie. » Ces premières peintures, d’après le biographe, se laissaient regarder de près et de loin : les dernières, au contraire, enlevées à coups de brosse (conduite di colpi), d’un faire sommaire (tirate via di grosso), pleines de taches, demandaient à être regardées de loin ; il est vrai qu’à distance elles paraissaient parfaites. — Les fresques ou les tableaux à l’huile du même Vasari, — si bon juge quand il s’agissait d’apprécier l’œuvre d’autrui, — ceux des Zuccheri, peintures exsangues, sans profondeur et sans chaleur, caractérisent, avec une netteté peu digne d’envie, cette facture d’improvisateurs, qui finit par devenir la règle.

Un des premiers tableaux du maître, le Pape Alexandre VI présentant à saint Pierre l’évêque Pesaro, peint, à ce que l’on croit, entre 1501 et 1503 (au musée d’Anvers), offre déjà cette tonalité chaude, ce faire facile, cette grande tournure qui deviendront comme la signature du maître. En même temps le jeune

  1. Cette minutie lui était certainement commandée par les habitudes de ses concitoyens. Vers la fin du XVIe siècle encore, un patricien vaniteux, au moment de confier son portrait au Tintoret, lui recommandait avec instance de copier exactement son riche costume, les dentelles, les bijoux dont il était couvert. Aussi l’artiste, impatienté, lui cria-t-il : « Allez vous faire pourtraire par le Bassan. » (C’était un habile peintre d’animaux.)