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pourtrait Gonsalve de Cordoue, les doges Agostino Barbarigo et Leonardo Loredano, Catherine Cornaro, l’ex-reine de Chypre, un Fugger d’Augsbourg. Ses portraits étaient certainement plus enveloppés qu’écrits ; ils devaient refléter cette âme d’élite plutôt qu’offrir des effigies frappantes de ressemblance.


L’amour, qui avait tenu une si large place dans la vie de Giorgione, causa aussi sa mort. Deux versions circulent au sujet de sa fin prématurée : d’après Vasari, la dame aimée du jeune peintre, étant tombée malade de la peste, aurait communiqué son mal à son amant, qui expira au bout de peu de jours. D’après Ridolfi, qui n’écrivit qu’un siècle plus tard, sa mort aurait été causée par le chagrin qu’il éprouva en apprenant qu’un de ses élèves avait séduit sa maîtresse. Or nous savons aujourd’hui, grâce aux recherches de M. Alexandre Luzio, que le récit de Vasari, dont les informations remontaient aux contemporains mêmes de Giorgione, mérite seul créance : il résulte en effet de documens inédits que Giorgione mourut de la peste. L’infortuné artiste ne comptait que trente-trois ou trente-quatre ans lorsqu’il disparut, au mois d’octobre 1510.

La peinture de Giorgione me rappelle certains airs de Palestrina, par exemple le Peccantem me quotidie, lents, doux, amples et graves, peu rythmés et encore moins articulés, mais qui, à défaut de la netteté des mélodies ou de la vigueur dramatique, offrent une harmonie ininterrompue et une grande richesse de combinaisons sonores.


IV

L’œuvre de Giorgione, malgré ses hautes qualités, a quelque chose de fragmentaire, d’épisodique, et parfois d’incohérent. Il était réservé à son immortel disciple et émule de développer avec une ampleur et un éclat incomparables les germes féconds contenus dans les leçons de ce glorieux précurseur. Le secret dont le Titien enrichit à son tour la peinture vénitienne, la conquête qui forme son plus beau titre de gloire, ce n’est pas tel ou tel perfectionnement de l’ordre technique : entente du clair-obscur, chaleur du coloris, vigueur du modelé ; c’est la fougue de la conception, la puissance dramatique, l’éclat de la mise en scène, inconnues avant lui à n’importe lequel d’entre ses compatriotes. Dans la longue série de chefs-d’œuvre qu’il nous a laissés, le Titien a montré que l’on peut être un peintre de premier ordre sans sacrifier les droits de la raison ou de l’imagination ; chez lui