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philosophes, des ecclésiastiques. En voyant disparaître l’une après l’autre d’énormes tranches de bœuf, qu’engloutissaient sans effort ces estomacs voraces, il fut pris de nausée, de vertige, et se sentit défaillir. On l’engagea à se mettre à table ; il s’y refusa énergiquement. On lui demanda ce qu’il pensait de la cuisine anglaise : il répondit : « C’est une horreur ! » Mais ce qui est encore pire que l’Anglais qui mange, c’est l’Anglais qui boit. Pour peu qu’il ait la tête solide, l’ale, le porter, le stout, le brandy, le gin, il avalera sans broncher tous ces poisons distillés par Satan, et ses idées ne se brouillent pas, et sa langue ne s’épaissit point ; ce n’est pas un homme, c’est un tonneau. Quant aux ivrognes du Royaume-Uni, qu’on rencontre le soir étendus sur le pavé des rues, n’en parlons pas : ils sont le déshonneur de la nature humaine, l’opprobre du ciel et de la terre, un spectacle à faire pleurer les anges.

Un matérialisme savant et raffiné, qui met toutes les ressources du génie de découverte et d’invention au service des appétits et des plaisirs de la bête humaine, tel est le caractère distinctif des civilisations du Nord, et il est permis de dire qu’elles emploient les puissances de l’esprit à annualiser les âmes. M. Malabari et d’autres que lui ont rencontré dans les faubourgs de Londres des femmes qui avaient une face et des yeux de loup, et dans les clubs ou dans les cabarets à la mode d’honorables gentlemen qui ressemblaient étonnamment au bœuf dont ils aiment à se nourrir. Un jour, à la Chambre des communes, lord Palmerston, parcourant des yeux les rangs serrés de l’opposition conservatrice, s’écriait : « Voilà les plus belles forces brutes qu’il y ait dans toute l’Europe. » L’Anglais de distinction lui-même, qui, lorsqu’il est humain et intelligent, est peut-être le plus sûr et le plus aimable des hommes, ne laisse pas d’avoir dans ses mauvaises heures des colères et des brutalités de bouledogue.

Les beaux climats invitent l’homme à se répandre au dehors, à se communiquer, à s’abandonner et à se donner. Les climats tristes l’obligent à se replier sur lui-même, à y trouver son univers ou à s’y enfermer comme dans une impénétrable solitude. C’est dans les climats tristes que fleurit le culte de l’intérêt personnel, l’adoration, l’idolâtrie du moi. Dans ses relations avec son prochain, l’Anglais s’en tient à la stricte justice, qui est toujours injuste, et son égoïsme, quand il n’est pas envahissant ou agressif, garde à jamais l’attitude d’une défensive implacable et féroce. La vie est une bataille : malheur aux vaincus !

Il est des sentimens doux que l’Anglais n’éprouvera jamais, et la véritable amitié sera toujours pour lui lettre close. « Il a cependant comme un autre ses accès de tendresse, nous dit M. Malabari ; lorsqu’il dîne et qu’il a le verre en main, il est capable de s’intéresser à vous. Avez-vous quelque service à lui demander, prenez-le dans les marées