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PAPA FÉLIX.


les musiques jouaient sur tous les ponts. Puis, la Sicile évitée, Malte prise, la campagne explorée tout autour de la ville. Drôle de pays : tout le monde y était curé. Et des oranges délicieuses y poussaient comme les pommes en France. Ah ! les bons fruits ! Et quelles provisions on en avait faites ! Ne sachant où les mettre, on en avait bourré Tâme des canons. Sans recevoir une goutte de pluie, sans brûler une amorce, on arriva devant Alexandrie ; Nelson, qui rôdait par là, n’avait pu attraper Bonaparte, plus malin que lui. Mais, pour débarquer, on n’y voyait pas ; les barques, toutes pleines de monde, s’appelaient dans la nuit, se réglaient aux cris pour atteindre à la côte. C’est là que Boulachin tomba dans l’eau et perdit son fusil ; Jean-Marie Tassart se noya. On commençait à sïnquiéter, dans le bataillon. Mais une grande machine noire dépassa les chaloupes ; quelqu’un dit que c’était la galère du général en chef ; et, dans l’instant où Bonaparte mettait le pied sur la terre d’Afrique, la lune se leva, comme s’il l’avait commandée de service, elle aussi. Il y eut rassemblement, alignement ; le Petit Caporal passa la revue lui-même ; sa silhouette mince et son ombre se hâtèrent tout le long du front, sur la dune. Il voulait leur dire à tous : Je suis là. Dès lors, tout alla bien. Le général de division mena lui-même son monde à l’assaut ; il était au pied de la brèche, et, tournant sa bonne figure vers ses grenadiers, il leur disait : « Allons, mes lapins ! Allons ! » Tout à coup, il tomba, frappé à la tête ; alors, ses lapins se firent lions et lui prirent la ville. Après quoi, on marcha sur Damanhour. Pas de route, mais une traînée dans les sables tracée par des pas et jalonnée par des cadavres ; pas de route, pas d’abri, pas de pain, ces ânes de savans ayant pris plaisir à perdre Bonaparte dans le désert. À Damanhour il fallut donner les douze boutons de l’habit pour payer un verre d’eau. Au delà, le soleil plus âpre encore, la contrée plus dangereuse : quiconque s’arrêtait ne rejoignait plus, percé par le couteau de suiveurs invisibles, tombé dans cette mort qu’on sentait béante de toutes parts autour de l’armée. Puis, le mirage, toujours ce même mirage d’une eau abondante qui eût couvert la plaine ; car la plaine n’était plus qu’eau, et il y avait une île, entourée d’eau comme sont les vraies îles, avec un village qui se répétait dans l’eau. On avançait, et le détroit qui séparait encore de ce paradis s’amincissait, s’évanouissait. Il suffisait de quelques pas, de quelques douloureux pas pour que tout fût effacé ; on marchait sur un sol de sable, vers un horizon de sable ; on retombait dans des silences désespérés et dans des rêves obsédans ; on redevenait troupeau de bêtes ardentes, en désir de boisson. Les uns déliraient tout haut et nommaient l’objet de leur désir : « Une bonne soupe à l’oignon… un petit pichet de