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marie, elle aussi, et devienne, en 1828, la comtesse Rossi. Il ne semble pas que ni l’une ni l’autre aient gardé un souvenir bien vif de leurs relations avec Beethoven. Mme Sabatier écrit bien, en 1873, au musicographe Ludwig Nohl « que la Sontag et elle n’entraient jamais dans la chambre de Beethoven que comme dans un temple » : les cahiers de conversation nous ont fait voir comment elle y entrait, et sur quel ton plutôt familier elle traitait le vieux maître.

Et lui ? Jusqu’à la fin il s’est souvenu des deux chanteuses qui avaient un moment distrait, apaisé l’angoisse qu’il éprouvait à vivre. Leur nom revient à mainte reprise dans les carnets des années suivantes. Tantôt c’est Karl van Beethoven, le neveu, qui parle d’un prochain mariage de la Sontag ; une autre fois Schindler apprend au maître que Caroline Unger est dans l’embarras, et Beethoven, avec une sympathie manifeste, se fait raconter tout au long le détail de ce qui lui arrive. C’était un homme d’une bonté surnaturelle, un vrai sage. À mesure que son infirmité paraissait devoir le renfermer davantage en lui-même, sa sympathie s’ouvrait plus largement aux joies et aux souffrances des autres. Et un ami qui l’a beaucoup connu, Schlosser, a pu dire que, « si grand qu’ait été son art, son cœur lui était encore infiniment supérieur ».


L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux,


non pas en vérité pendant que le grand homme est vivant, car j’imagine que ses amis doivent avoir souvent à souffrir auprès de lui, ne serait-ce que du sentiment de leur infériorité ; mais après sa mort, oui, je crois qu’en effet on trouve maints avantages à avoir été son ami. On écrit sa biographie, on publie le détail des services qu’on lui a rendus et des confidences qu’on a reçues en échange ; on s’attribue la mission de veiller sur sa gloire ; et pour peu qu’on y mette du soin, on devient à son tour une façon de grand homme.

Aussi ne faut-il point s’étonner si le nombre des amis de Richard Wagner augmente d’année en année. J’en connais bien déjà une vingtaine qui, en allemand, en français, en anglais même, ont raconté leurs souvenirs, y joignant, sans doute par manière de certificats, les lettres en général assez insignifiantes que leur avait écrites leur illustre ami. Mais voici qu’à ces amis authentiques du maître allemand d’autres amis viennent s’ajouter auxquels personne ne pouvait s’attendre, des amis improvisés et posthumes, qui, n’ayant pas eu le bonheur d’être des amis de Wagner pendant qu’il vivait, n’ont pu résister cependant au désir de nous entretenir d’eux-mêmes à propos de lui.

Tel est notamment (ou plutôt tel était, car il vient de mourir) un musicien allemand demeurant depuis cinquante ans à Londres, Ferdinand Præger. Quelques mois avant sa mort, cet excellent homme a publié en deux éditions, l’une anglaise, l’autre allemande, un gros