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local et partiel avant de s’être répandu et généralisé, n’est pas né tout seul, qu’il y a eu là, comme partout en cas d’incendie, des incendiaires, colportant de ferme en ferme, d’auberge en auberge, la calomnie, la colère, la haine. Ce sont eux qui ont donné à l’irritation sourde fomentée par eux cette formule précise : « Les propriétaires refusent de diminuer leurs baux ; pour les y contraindre, il faut leur faire peur. » Le moyen est tout indiqué : s’attrouper, crier, chanter des refrains menaçans, casser des vitres, piller et incendier. Un agent de désordre n’a pas grand effort à faire, une fois la contagion en marche, pour décider deux ou trois cents paysans ou paysannes, en sortant des vêpres ou de la messe, par exemple, à ce genre de manifestation. Il n’a qu’à lancer une pierre, jeter un cri, entonner le début d’un chant ; aussitôt tout le monde suivra, et on dira ensuite que ce désordre a été tout spontané. Mais il a fallu nécessairement l’initiative de cet homme.

Envisagés d’un même coup d’œil, tous les rassemblemens tumultueux qui procèdent ainsi d’une émeute initiale, et s’enchaînent intimement les uns aux autres, phénomène habituel des crises révolutionnaires, peuvent être considérés comme une seule et même foule. Il y a, de la sorte, des foules complexes, comme en physique des ondes complexes, enchaînemens de groupes d’ondes. Si l’on se place à ce point de vue, on voit qu’il n’est point de foule sans meneurs, et l’on s’aperçoit, en outre, que si, de la première de ces foules composantes à la dernière, le rôle des meneurs secondaires va s’affaiblissant, celui des meneurs primaires va toujours croissant, agrandi à chaque nouveau tumulte ne d’un tumulte précédent par contagion à distance. Les épidémies de grèves en sont la preuve : la première qui éclate, celle pourtant où les griefs invoqués sont le plus sérieux et qui, par suite, devrait être la plus spontanée de toutes, laisse toujours voir se dessiner la personnalité des agitateurs ; les suivantes, quoique parfois sans rime ni raison, — comme j’en ai vu s’ébaucher parmi des ouvriers meuliers du Périgord qui voulaient simplement se mettre à la mode, — ont l’air d’explosions sans mèche ; on dirait qu’elles partent toutes seules comme les mauvais fusils. Je reconnais d’ailleurs qu’ici le nom de meneurs appliqué à de simples brouillons, qui ont, sans le vouloir expressément, avec une demi-inconscience, pressé la gâchette du fusil, est assez impropre. J’emprunte un nouvel exemple au docteur Blanchi : dans un village, à la sortie du mois de Marie, la population — Déjà surexcitée, nous le savons, — aperçoit des agens de police venus pour la surveiller ; leur vue l’exaspère ; des sifflemens se font entendre, puis des cris, puis des chants séditieux, et voilà ces pauvres gens, enfans, vieillards,