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certain que, si nous pouvions nous décider à ne plus les aimer, ce misérable monde rentrerait bientôt dans le néant. Schopenhauer s’est toujours donné pour un misogyne endurci. Que d’épigrammes n’a-t-il pas décochées « à l’animal aux idées courtes et aux longs cheveux ! » Il n’admettait pas même que ce fût un bel animal ; il fallait, disait-il, que l’intelligence des hommes fût obscurcie par l’amour pour qu’ils admirassent « ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, aux larges hanches. » Cependant, il eut jusqu’à sa mort un goût prononcé pour ces larges hanches et ces épaules étroites. Dans sa jeunesse, à Hambourg, il s’était prodigieusement amusé, et la première venue suffisait à son bonheur. À Dresde, il eut un fils naturel, qui mourut jeune ; à Venise, il eut une maîtresse, qu’il abandonna ; à Berlin, il rechercha et obtint les faveurs d’une actrice, dont il s’est souvenu en rédigeant son testament. Il avait dépassé la soixantaine quand une jeune Française, Élisabeth Ney, qui avait du talent pour la sculpture, arriva à Francfort et sollicita l’honneur de faire son buste. Elle lui plut infiniment ; elle se logea dans la même maison que lui et elle prenait le café dans sa chambre ; ils se promenaient ensemble, il lui faisait la cour. « Je n’aurais jamais cru, écrivait-il à son disciple Lindner, qu’il y eût dans le monde une fille si charmante ! » Eh oui, ce grand misogyne a toujours aimé les femmes, mais il faut pardonner aux hommes et même aux philosophes les inconséquences qu’elles leur font commettre : elles ont été mises au monde pour nous faire aimer la contradiction. Au plaisir de les adorer, on joint celui de leur dire des injures. Est-il un honneur qui vaille celui-là ?

Si médire des femmes en les aimant n’est pas un péché mortel, il est permis en revanche de s’étonner qu’un philosophe qui se qualifie lui-même de grand contempteur des hommes, Menschenverächter, qui en toute rencontre professe le plus hautain mépris pour le vulgaire, pour le bourgeois, pour le philistin, pour la « souveraine canaille, » soit fort désireux de savoir ce que cette canaille peut penser de lui et attache un prix infini à cette fumée qu’on appelle la gloire. Schopenhauer était plus que personne soucieux de sa renommée, avide de louanges, de flatteries et d’hommages ; quiconque critiquait ses ouvrages n’était qu’un pleutre ou qu’un drôle, et le sot qui les vantait conquérait du coup son estime. On le voit dans sa correspondance demander à ses disciples et surtout au plus zélé de tous, à Frauenstädt, son famulus, de courir les cabinets de lecture, d’y feuilleter tous les livres, tous les journaux, toutes les revues, et de transcrire avec soin les passages où il était question d’Arthur Schopenhauer et de son génie. Il l’accusait quelquefois de ne pas être assez consciencieux dans ses recherches : « Mon grand chagrin, disait-il, est de ne pas avoir lu la moitié de ce qu’on écrit sur moi… » Cependant il n’était pas ingrat, il confessait que sur le tard il avait savouré de grandes joies, qu’une vieillesse