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Ce verbiage nous fait aujourd’hui sourire, désabusés que nous sommes sur le désintéressement et la sensibilité de notre prochain ! Pour les hommes de 1789, l’argumentation de Robespierre était irrésistible, parce qu’ils y retrouvaient l’expression de leurs idées et de leurs sentimens. Et comment s’étonner que les membres du barreau qui siégeaient sur les bancs de la Constituante aient gardé le silence ? Leur abstention s’explique à merveille. Supposons que Target, Thouret, Chapellier, Barnave ou quelque autre avocat fût monté à la tribune pour répondre à Robespierre et combattre le principe de la défense libre : qu’aurait-il pu dire à une assemblée grisée par ce beau rêve de fraternité universelle ? Les considérations pratiques n’avaient aucune prise sur la Constituante. Lorsqu’une fois elle s’était élevée d’un coup d’aile dans le domaine des abstractions et des utopies, elle planait au-dessus de toutes les faiblesses humaines sur lesquelles elle s’aveuglait volontairement ; elle légiférait pour une société chimérique composée d’êtres parfaits ; et le malencontreux orateur qui voulait la faire redescendre sur terre s’exposait inutilement à se faire traiter d’aristocrate par ses collègues et par les tribunes.

D’ailleurs les avocats appartenaient pour la plupart au côté gauche de l’assemblée ; ils partageaient les aspirations et les enthousiasmes, les illusions et les erreurs de la majorité, et le courant qui emportait tout à la dérive les entraînait comme les autres.

Une voix s’éleva néanmoins pour défendre l’ordre des avocats et pour adresser à la Constituante un sage et prophétique avertissement. Un député qui appartenait à une illustre lignée de parlementaires, et qui avait été lieutenant civil du Châtelet de Paris, Antoine-Omer Talon, exprima, dans un mémoire présenté au comité de constitution, les appréhensions que lui faisait concevoir la nouvelle organisation de la défense : «Gardez-vous, disait-il, d’admettre dans les tribunaux cette foule de praticiens obscurs qui infecte la société, ces insectes du barreau qui cherchent leur subsistance dans les procès qu’ils sollicitent, après les. avoir eux-mêmes suscités. N’entourez les ministres de la loi que d’hommes instruits et purs, qui puissent en diriger l’application avec les mêmes principes qui doivent animer ceux qui l’appliqueront. Et si vous admettiez des milliers d’hommes inconnus à défendre les citoyens, comment la surveillance des juges pourrait-elle s’étendre sur leurs fonctions ? Comment ces défenseurs eux-mêmes pourraient-ils avoir entre eux ces rapports de confiance qui souvent conduisent à la conciliation, et qui sont absolument nécessaires pour l’instruction des procès ?.. » Nous n’avons pas voulu abréger