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principaux ? À la question ainsi posée, un autre théoricien, Holtzendorff[1], nous aide à répondre. Le premier devoir de tout État, la première mission de l’État, c’est « d’assurer la puissance nationale (der nationale Machtzweck) ; il doit garantir l’existence indépendante de la nation vis-à-vis et à l’encontre des autres nations. » Mais ce devoir devient plus pressant, plus prédominant, en raison de certaines circonstances, notamment de la situation géographique de l’État, entouré d’États ennemis. Il en ira tout autrement de l’Allemagne, par exemple, et des États-Unis d’Amérique ; l’une, serrée entre les deux branches d’un étau, entre la Russie et la France ; les autres, librement épanouis sur tout un continent où ils sont presque seuls. Et c’est pourquoi leurs constitutions diffèrent, d’abord dans la manière de définir le rôle de l’État américain ou de l’État allemand. L’État américain se propose pour but « d’amener une union plus parfaite, d’organiser la justice, d’assurer la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune contre les ennemis du dehors… » La guerre vient, aux États-Unis, incidemment, en troisième lieu ; l’État allemand, lui, pense tout de suite à la guerre : en premier lieu, « la protection du territoire national, » puis « la protection du droit en vigueur sur le territoire de l’empire, » puis, si faire se peut, « le développement de la prospérité publique en Allemagne. »

Et il faut bien que « la défense du territoire national » soit le gros souci de l’Allemagne : « Ses frontières, vers les quatre points cardinaux, sont discutées ou menacées par les Scandinaves, les Latins ou les Slaves. Champ de bataille de toutes les armées de l’Europe, englobée entre trois grandes puissances militaires, l’Allemagne, si elle n’étalait pas sa force, serait, — l’histoire du passé le démontre, — hors d’état de jouir de la paix. Dans la situation qui lui est faite, l’Allemagne n’a qu’une alternative : ou se laisser mépriser, ou convaincre tous ses voisins que, sur le champ de bataille, elle serait au moins, mais sûrement, leur égale. » Le baron Franz de Holtzendorff soutenait ex professo, dans sa chaire d’Université, ce que M. de Bismarck et M. de Caprivi, en praticiens de la politique, M. de Moltke, en praticien de la guerre, ne se lassaient pas d’affirmer à la tribune du Reichstag. Mais M. de Holtzendorff, Prussien de naissance, était Bavarois d’adoption, et voici que s’éveille en lui l’autre esprit allemand.

« On se tromperait beaucoup si l’on voulait rigoureusement mesurer la puissance de l’État au chiffre de l’armée permanente ou au calibre des canons de marine. Tout excès de militarisme est pour l’État une cause d’affaiblissement à l’intérieur. Il arrive, dans

  1. Principes de politique, traduits par M. Lehr, p. 135 et suiv.