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Un joueur peut prévoir, dans certains cas, que, quel que soit le coup joué par son adversaire, celui-ci sera obligé de laisser prendre son roi et de perdre par conséquent la partie ; on prévoit alors le mat en un coup, c’est-à-dire qu’on reconnaît que l’adversaire, en jouant un coup unique, ne peut pas défendre son roi. Il est plus difficile de prévoir le mat en deux coups ou en trois ; car il faut pour cela se représenter toutes les séries possibles de deux coups que l’adversaire peut jouer et en calculer les effets. Ce travail sera rendu encore plus difficile par le jeu sans voir. On nous rapporte que M. Blackburne, en jouant sans voir, arrive souvent à annoncer le mat en trois coups ; il y a mieux. M. Vazquez, dans une lettre qu’il nous écrit, nous dit que M. Maczuski a joué en 1876, à Ferrare en Italie, une partie sans voir où, au moment du dix-septième coup, il a annoncé le mat en onze coups ; la partie est bien connue, elle a été publiée dans le journal la Stratégie de la même année. Les personnes compétentes que nous avons consultées sur ce point nous ont fait remarquer qu’il y a mat et mat ; quand il s’agit d’une position simple, quand l’adversaire a des réponses forcées, on peut, à la rigueur, prévoir ces réponses onze coups d’avance et annoncer le mat. Il en est tout autrement quand il y a des variantes, c’est-à-dire quand l’adversaire a le choix entre plusieurs coups ; alors l’annonce d’un mat en onze coups est considérée comme impossible ; dans la partie de M. Maczuski, la position était compliquée, c’est vrai ; mais le mat qu’on prétend avoir été annoncé en onze coups comportait une série d’échecs successifs, ce qui rendait l’opération un peu moins difficile.

Un tel déploiement de la mémoire représentative doit porter, ce nous semble, quelque préjudice à la faculté de combinaison, et c’est une question intéressante de rechercher si une même personne joue mieux avec ou sans échiquier. M. Rosenthal, à qui nous avons posé la question, nous racontait que pendant le fameux match qu’il soutint contre Vienne, par télégraphe, en 1884-1885, il avait une semaine pour combiner un de ses coups ; il pensait à ce coup pendant toute la journée, non-seulement devant l’échiquier, mais à table, dans la rue, en voiture, et c’est sans voir qu’il a trouvé ses combinaisons les plus profondes. Ceci n’est possible que pour une seule partie ; il est évident que lorsqu’on joue plusieurs parties simultanément, le dos tourné, la puissance de combinaison s’affaiblit de tous les efforts que l’on donne à l’acte de mémoire ; comme nous le dit justement M. de Rivière, ce que l’on gagne en surface, on le perd en profondeur. Supposons deux joueurs de force rigoureusement égale ; si l’un d’eux seulement joue à l’aveugle, il est probable que celui-là perdra la partie, et s’il faut faire un pari, le mieux est de parier pour celui qui joue en voyant. M. Schal-,