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sa misère, où on le voit se replier sur lui-même, se recueillir, se résigner. Il était alors, malgré cette mélancolie, le roi incontesté des lettres anglaises ; une amitié de la vie entière l’unissait à Gower ; les jeunes poètes venaient à lui : Hoccleve, Scogan et Lydgate le proclamaient leur maître. Sa figure, dont les traits nous sont connus grâce au portrait dessiné par Hoccleve, avait pris une expression de douceur et de recueillement ; il aimait plus à écouter qu’à parler et, dans les Contes de Cantorbéry, l’hôte le raille pour son air pensif, ses yeux baissés, « qui semblent chercher un lièvre à terre, » et pour cette corpulence que l’âge lui a donnée et qui le rend comparable à Harry Bailey lui-même. Quand Henri IV monta sur le trône, dans les quatre jours qui suivirent son avènement, il doubla la pension du poète (3 octobre 1399) qui loua alors pour deux livres seize shillings et quatre pence par an une maison et un jardin dépendant de Sainte-Marie de Westminster ; le bail est encore conservé dans les archives de l’abbaye. Il s’éteignit l’année d’après dans cette tranquille retraite et fut enterré à Westminster, non loin des sépulcres où dormaient ses protecteurs, Edouard III et Richard II, dans le bras du transept appelé depuis le coin des poètes, où nous voyions naguère descendre le cercueil de Browning et où l’on déposait hier celui de Tennyson.

Nul poète anglais ne jouit plus vite d’une renommée plus grande et plus constamment égale à elle-même. Au XVe siècle, on ne fît guère que le pleurer et le copier. — « Hélas ! dit Hoccleve, celui qui fut l’honneur de la langue anglaise est mort ! O maître chéri, père révéré, Chaucer, mon maître, fleur de l’éloquence, miroir d’entendement fécond, poète au savoir incomparable, que n’as-tu, sur ton lit de mort, légué à tes élèves ta merveilleuse sagesse ! » À la renaissance, Caxton imprime ses œuvres, Henri VIII les excepte de sa prohibition des livres de « fantaisie ; » sous Elisabeth, Thynne les annote, Spenser voit dans Chaucer « la source pure du vrai anglais, » et Sidney le porte aux nues. Au XVIIe siècle, Dryden rajeunit ses contes ; au XVIIIe, l’admiration est universelle et gagne Pope et Walpole. De notre temps, les savans de tous les pays se sont appliqués à commenter ses œuvres et à débrouiller sa biographie. Une société s’est fondée pour publier les meilleurs textes de ses écrits, et sa Légende des femmes exemplaires inspirait naguère un délicieux poème à ce lauréat qui dort aujourd’hui tout près du grand ancêtre, sous les dalles de la fameuse abbaye.


J. J. JUSSERAND.