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là, sauf la violence des procédés et le choix des hommes, un avertissement utile, un bon modèle peut-être… » Il s’abusait, et ceux qui l’entouraient de plus près, qui restaient ses conseillers préférés, M. de Lévis, le duc des Cars, s’étudiaient à le fortifier dans cette impression, à le détourner des vaines transactions, à le mettre en défiance et en garde contre la politique libérale et parlementaire représentée par Berryer et ses amis. Cet aimable et infortuné prince, qui n’avait de fixité que dans son sentiment royal, flottait entre la séduction du généreux Berryer dont l’éloquence était la parure de sa cause et les conseils secrets qui le retenaient, passant d’une circulaire autocratique à un manifeste presque libéral. Et d’hésitation en hésitation, devant la résurrection impériale, il finissait par se replier dans une sorte d’immobilité, dans « un absolutisme tenu en réserve » dont le dernier mot était un ordre d’abstention universelle envoyé à tous les légitimistes de France.

Drame singulier, mêlé à tous les drames du temps, où M. de Falloux jouait son rôle à côté de Berryer, comme son lieutenant et-même plus que son lieutenant. Entre ces deux hommes unis sous le même drapeau, représentant ce qu’on pourrait appeler l’opposition constitutionnelle dans les conseils de l’exil, il y avait des différences qui tenaient à leur caractère. Berryer ne méconnaissait pas les fautes de M. le comte de Chambord, les aveuglemens qui régnaient autour de lui ; mais en même temps, homme de spontanéité et de premier mouvement, ému d’une sorte de « tendresse paternelle » pour son prince, il ne savait pas résister à un mot de lui ; « il ne pouvait se résigner à le contrister ou à le contrarier… » — « Vous avez probablement raison, disait-il à M. de Falloux ; oui, M. le comte de Chambord a de grosses écailles sur les yeux ; mais dès qu’il touchera le sol de la patrie, ces écailles tomberont, et vous verrez un beau règne ! » M. de Falloux, lui, ne se contentait pas de la promesse du « beau règne. » Il s’efforçait de mettre Berryer en garde contre ses émotions ; il l’excitait à parler au comte de Chambord, à « frapper un coup décisif, » et si Berryer hésitait, il se chargeait lui-même de « porter le coup. » Avec une santé dont il ne cessait de se plaindre pour se dérober aux assiduités de la vie publique ou aux inutiles colloques des comités royalistes, il retrouvait toujours une activité nouvelle pour cette lutte intime. Pendant tout l’empire, il prodiguait notes et lettres, mémoires et consultations. Il faisait, le voyage de Venise, le voyage de Lucerne, pour se rencontrer avec le prince qui le recevait toujours gracieusement, — assez souvent sans l’écouter ; il lui portait des hommages assurément, et avec les hommages, des paroles d’une liberté courageuse.