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le même orgueil foncier. Car la volonté se fait de la même étoile que les sentimens ; impossible d’expliquer, sans cette intensité du sentiment, la persistance de cette volonté. Au XVIe siècle, le vieux type est encore vivant. Là-dessus on peut s’en rapporter au portrait qu’a tracé du juif l’homme à l’âme innombrable, capable de comprendre toutes les âmes. Shakspeare a repris la légendaire figure que venait de dessiner Marlowe, et qui, toute seule, suffirait à nous renseigner sur l’idée que se faisait du juif la foule anglaise. Mais comme Shakspeare l’a concentrée, précisée, cette figure, comme il a mis en saillie ses grands caractères dominateurs ! Quelle âme que celle de Shylock ! Comme elle se révèle tout d’un coup, avec quel orgueil de triomphe, quelle volupté dans la vengeance préparée de loin ! Comme les narines du juif se sont gonflées à l’idée de faire couler le sang altier du chrétien, de voir trembler son insolence, de repaître ses yeux de sa pâleur ! Comme les griffes de l’usurier se sont soudain changées en serres d’oiseau de proie, d’oiseau vainqueur, qui, la tête renversée, la pupille élargie, a planté ses ongles dans la chair vivante et la sent frissonner sous son étreinte !

Aujourd’hui, dans nos sociétés d’Occident où se sont fondues des castes et des races, sorti de sa juiverie, admis à toutes les fonctions sociales, ayant atteint la grande richesse, demi-gâté par sa richesse, entraîné enfin hors de sa propre forme par les grands tourbillons de la vie moderne, devenu très semblable à nous-mêmes, reconnaissant les modèles chevaleresques et chrétiens d’honneur et de conscience, entamé dans sa religion par le mauvais acide où nous baignons tous, qui dissout les volontés en rongeant les convictions, il est difficile de démêler les traits de parenté que l’Israélite peut encore avoir avec ses ancêtres lointains de Palestine. Cependant, dans sa soif de succès, dans la fièvre avec laquelle il travaille à l’étancher, on peut retrouver, concentrée sur de nouveaux objets, l’âme passionnée des ancêtres. Remarquez que, si presque toujours il réussit, s’il s’élève aux premiers rangs, c’est que presque toujours il sait résister, ne pas céder aux petites tentations de paresse et d’amusement, ordonner tous ses actes, mener toute sa vie par sa passion maîtresse. Bref, sa volonté reste de trempe supérieure. S’il manque de candeur, de bonhomie, de naïveté, s’il ne se laisse pas souvent duper, c’est probablement que tout son être est en éveil, tendu vers un seul but égoïste ou désintéressé qui donne à toute sa vie cette unité de développement continu qui indique toujours la personnalité puissante. Peu de variations fantaisistes dans cette vie : il ne sait pas flâner, muser, prendre les choses comme elles viennent. Dans la poursuite acharnée de la richesse, qui pour la grossière imagination populaire est son trait