Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/752

Cette page n’a pas encore été corrigée

746 RKVUK IHiS DEUX MtnNDfca.

Elle me quitta pour interroger un gardien. Je la regardais s’éloigner de son pied ferme et léger, et il me sembla que c’en était fait, qu’elle s’en allait pour tout de bon, qu’elle ne reviendrait pas, que je ne la verrais plus, et je fus saisi d’un frisson. La minute d’après, elle m’avait rejoint. Comme nous traversions une galerie latérale, elle s’arrêta brusquement et me montra du doigt, à cinquante pas de là, une femme qui nous tournait le dos.

— Ne trouvez-vous pas, me dit-elle à l’oreille, qu’elle ressemble beaucoup à ma mère ?

Après avoir atteint l’extrémité de la galerie, cette femme rebroussa chemin et nous vîmes son visage.

— Eh ! vraiment oui, c’est elle, fit Monique en tressaillant. Mais comme elle est pâle !

— Je l’ai rencontrée par hasard, il y a quelques jours. Elle était en voiture. Je l’ai vue de près, et il m’a semblé qu’elle relevait de maladie.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

— Je n’aime pas à vous parler de votre pauvre et heureuse mère, lui répondisse avec quelque amertume.

Cependant la femme pâle nous avait aperçus, et elle battit en retraite. Mais elle ne put résister à la tentation de se retourner, et son regard croisa celui de sa fille. Ce fut Monique qui fit les premiers pas ; tout aussitôt, sa mère vint au-devant d’elle. Elle semblait ne voir que moi, et ce fut moi qu’elle salua d’abord ; il lui en coûtait moins. Enfin, levant sur sa fille ses beaux yeux de gazelle effarouchée :

— Quelle rencontre imprévue !

Là-dessus, elle prononça avec une extrême volubilité quelques phrases incompréhensibles. Comme certain soir, à Mon-Désir, je voyais ses lèvres remuer et il n’en sortait que des sons confus. Je crus un instant qu’elle avait perdu la raison, elle n’était pas femme à la perdre ; mais, dans son trouble, elle avait peine à dénouer sa langue. Elle redevint bientôt maîtresse d’elle-même et dit avec un demi-sourire :

— Comme moi, tu es venue ici de bien bonne heure. Sans doute tu as des emplettes à faire.

— J’ai besoin d’une robe, et j’ai vu l’autre jour une soierie de Lyon qui m’a plu. Mais peut-être qu’en la revoyant, elle me plaira moins.

Après une courte hésitation : — Veux-tu que je t’accompagne ? demanda M me Brogues de l’air timide d’un chien qui implore une grâce et craint un refus.

— Vous ne pourriez me faire un plus grand plaisir ; vous m’avez toujours admirablement conseillée.