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n’ont tendu qu’à l’affranchir de la nature. Ou plutôt, disons mieux, et sortons une fois de l’équivoque où l’on se jette. Ce qui est nature en l’homme est justement ce qui le distingue du reste de la nature. M. Gumplowicz le sait bien, et nous aussi, qui l’avons vu s’efforcer d’établir sur la possession du langage et du sentiment religieux l’existence d’un règne humain. Mais comment donc après l’avoir établie, retombant aussitôt au sophisme des sociologues, a-t-il remis dans l’homme, avec sa théorie des races, l’animal qu’il semblait en avoir voulu d’abord ôter ?

Car là est bien toute la question. Si les races humaines, encore que séparées de l’animalité par des caractères qui ne permettent pas de l’en faire descendre, sont cependant séparées les unes des autres par ce que l’on pourrait appeler des haines de sang, alors, oui, nous consentons que la guerre soit éternelle, et que passant, comme de veine en veine, des pères aux enfans et des enfans aux leurs, sa nécessité s’impose à l’histoire comme une loi même de l’humanité. Mais si le progrès consiste au contraire à développer en nous ce qu’il y a de plus humain, et conséquemment à réagir contre ce qu’il y a d’impulsif dans les suggestions du physique, nous pouvons transformer la lutte entre les races, de sanglante qu’elle était jadis, en une concurrence presque pacifique, et au lait, nous l’avons déjà transformée. M. Gumplowicz le reconnaît lui-même. « Il est impossible, dit-il, que la somme des forces sociales agissant depuis les temps les plus lointains dans le domaine de l’humanité diminue jamais. Autrefois elles se manifestaient dans d’innombrables guerres entre hordes, et d’innombrables hostilités entre tribus. Au fur et à mesure que le processus social se développe dans d’autres domaines, que l’amalgamation sociale progresse, et que la civilisation augmente, ces forces ne se perdent pas, elles ne font que changer de forme. » Nous ne lui en demandons pas davantage. Nous lui faisons observer seulement qu’au regard de l’histoire, comme de la vie, « changer de forme, » cela équivaut à « changer de nature, » et que, par exemple, de se « battre à coups de tarifs, » si cela est moins naturel que de se « battre à coups de d’ongles et de dents, » cela est d’ailleurs plus humain. Sans nous flatter de voir jamais disparaître la guerre, agissons donc, pensons surtout comme si, ne procédant que des passions des hommes, on en pouvait, peut-être, un jour, diminuer les maux en diminuant la violence des passions. Mais, pour cela, gardons-nous de la présenter à l’humanité comme une loi nécessaire, et surtout incommutable, de son développement. Car, j’ai tâché de le montrer, cette vue de la guerre n’est pas conforme à la vérité de l’histoire. Le fût-elle pour le passé, nous avons en nous ce qu’il