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vote des millions pour édifier des villes que l’on ne peuple pas, des routes que l’on ne foulera pas, et les mêmes hommes qui approuvent cet emploi des deniers publics se tiendront pour imprudens d’aventurer si peu que ce soit de leur avoir dans les entreprises privées, dans les plantations et les manufactures qu’ils s’étonnent de ne point voir surgir du sol colonial.

Si l’Anglais émigré, si l’Américain émigré, c’est qu’en le faisant ils ne choquent aucune de ces idées reçues, qui sont, en tous pays, plus efficaces que les lois ; c’est qu’en le faisant ils n’amoindrissent en rien leurs chances auprès de celles qu’ils peuvent désirer épouser. L’Américaine a, sur ce point, les mêmes idées que l’Américain, ayant été élevée comme lui ; ces idées sont celles de leur milieu commun, celles qui ont fait les États-Unis ce qu’ils sont aujourd’hui, celles de leurs ancêtres comme elles seront celles de leurs enfans.

Où que ce soit que l’on rencontre la femme américaine, et on la rencontre partout, dans les rangs de la pairie anglaise et de la plus haute aristocratie européenne, comme dans les conditions les plus modestes, on est frappé de cette merveilleuse adaptabilité dans laquelle les savans voient le signe caractéristique et infaillible de la supériorité d’une race ou d’une espèce. Quiconque a voyagé a dû et pu le noter. Il se révèle surtout par cette belle humeur avec laquelle l’Américaine accepte les multiples petits ennuis qu’implique tout changement de milieu et qui mettent à l’épreuve les meilleurs caractères. Elle s’y soumet sans efforts, et sa critique n’a rien d’amer ; elle y est d’ailleurs préparée par son éducation et ne s’attend pas à trouver tout facile. Puis la nécessité du travail manuel ne lui apparaît pas comme une obligation dégradante ; c’est tout au plus si une ou deux générations la séparent de l’époque où son aïeule pétrissait elle-même le pain des siens dans les settlements primitifs. Ces histoires lui sont familières, et les enseignemens qui en découlent ne sont pas pour la décourager ou l’humilier. Elle est la fille d’une race d’émigrans devenus un grand peuple par le travail, l’énergie et la volonté. Elle a là, à sa portée, tout un trésor de traditions dans lequel elle puise, non sans orgueil. On dirait parfois, à l’entendre, entendre parler ces grandes dames du siècle passé, émigrées et pauvres, racontant avec fierté, dans leurs mémoires, comment, pour subvenir à leurs besoins, elles travaillaient à Londres ou en Allemagne, utilisant leurs arts d’agrément et leur goût sûr, et de leurs mains aristocratiques chiffonnant des rubans ou bâtissant des robes.

Non plus qu’elles, la femme américaine n’a fausse honte ni sot