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« ce plaisir est une joie intellectuelle qui peut aussi bien naître de la tristesse que de toutes les autres passions. » Il y a donc, jusque dans les émotions qui dépendent de quelque mouvement des nerfs, un exercice de la volonté qui sent sa maîtrise et une émotion de nature intellectuelle, « qui n’est excitée en l’âme que par l’âme même. » L’élément volontaire et l’élément intellectuel des passions sont ainsi mis en lumière. Rappelons encore tant de pages fines et piquantes sur l’humilité vertueuse et vicieuse, sur la bonne et la mauvaise jalousie, sur la moquerie, qui est la revanche des plus imparfaits, « désirant voir tous les autres aussi disgraciés qu’eux, et bien aises des maux qui leur arrivent, » sur cette raillerie modeste qui, au contraire, reprend utilement les vices en les faisant paraître ridicules, mais « sans témoigner aucune haine contre les personnes : » ce n’est plus alors une passion, « mais une qualité d’honnête homme, laquelle fait paraître la gaîté de son humeur et la tranquillité de son âme. » Non moins que Molière et La Bruyère, Descartes malmène les faux dévots qui, « sous ombre qu’ils vont souvent à l’église, qu’ils récitent force prières, qu’ils portent les cheveux courts, qu’ils jeûnent, qu’ils donnent l’aumône, pensent être entièrement parfaits, et s’imaginent qu’ils sont si grands amis de Dieu qu’ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise. » Puis, flétrissant avec courage le fanatisme religieux de son temps, Descartes ajoute : « Tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle, bien qu’elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent être commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d’exterminer des peuples entiers pour cela seul qu’ils ne suivent pas leur opinion. »

C’est dans le bon usage des passions que Descartes met « toute la douceur et toute la félicité de cette vie. » En les examinant, il les trouve presque toutes « bonnes de leur nature, » sauf la lâcheté et la peur. Pour celles-ci, il a « bien de la peine à en deviner l’utilité, » — ce qui lui fait honneur. L’âme « peut avoir ses plaisirs à part, mais pour ceux qui lui sont communs avec le corps, ils dépendent entièrement des passions. » — « Notre âme, écrit-il encore à Chanut, n’aurait pas sujet de vouloir demeurer jointe à son corps un seul moment, si elle ne pouvait les ressentir ; » mieux vaudrait être un pur esprit. Nous n’avons donc à éviter « que leur mauvais usage et leurs excès. »

Telle est cette théorie des passions qui les ramène à un sentiment confus des mouvemens de l’organisme, provoquant, d’une part, l’éveil de l’étonnement intellectuel et, d’autre part, l’éveil de l’amour volontaire. On conviendra que cette doctrine offre encore une riche matière aux méditations de nos contemporains.

La psychologie de Descartes, avec ses deux aspects métaphysique