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rôles, que l’intendant des Menus, les gentilshommes de la chambre accommodent avec le sérieux et la dignité d’affaires d’État. Afin d’imiter de tout point les gens de condition, plusieurs, comme Fleury, Dazincourt, Dugazon, se montrent fort chatouilleux sur le point d’honneur, dégainent pour un oui, pour un non. Mlles Beaumesnil et Théodore se battent au pistolet, Ribou tue Roselly à la suite d’une querelle envenimée par la Gauthier ; Paris et Versailles s’égaient du duel burlesque de Dugazon avec Desessart, acteur gros comme un muid, que sa corpulence avait fait surnommer l’Eléphant, célèbre d’ailleurs par sa gourmandise et ses axiomes culinaires[1]. L’éléphant de la ménagerie du roi étant mort, Dugazon va trouver son camarade, et le prie de l’accompagner chez le ministre, avec recommandation de se mettre en grand deuil, car, dit-il, tu représenteras un héritier. Desessart passe un habit noir avec des crêpes, des pleureuses, et se présente au ministère où l’attend nombreuse et brillante compagnie. « Monseigneur, dit Dugazon, la Comédie-Française a été fort affligée de la mort du bel animal qui faisait l’ornement de la ménagerie du roi, et je viens, au nom de mon théâtre, solliciter pour notre camarade la survivance de l’éléphant. » Furieux de la mystification, Desessart provoque Dugazon, et l’on part pour le bois de Boulogne. Au moment de croiser le fer, Dugazon prend la parole : « J’ai trop d’avantages, observe-t-il, laissez-moi égaliser les chances. » Et très gravement, il trace, avec de la craie, un rond sur la bedaine de son adversaire : « Tout ce qui sera hors du rond ne comptera pas. » Puis il se remet en garde. L’hilarité s’empare des témoins, de Desessart lui-même, plus de combat, la réconciliation s’achève dans un joyeux déjeuner.

Une querelle vraiment épique par sa durée, ses épisodes et ses suites est celle de Mme Vestris et de Mlle Sainval (1779-1785). Mme Vestris avait de l’esprit, de la beauté, des bras admirables, peu d’entrailles, peu de chaleur naturelle ; mais, à force d’art, elle remplaçait les qualités absentes et s’était lait un jeu noble, intelligent, bien qu’emphatique et lourd, une décence toujours tragique. Mlle Sainval aînée était laide et tellement préoccupée de sa laideur,

  1. Voici quelques-unes de ses maximes culinaires : — « Que le gigot soit attendu comme un premier rendez-vous d’amour, mortifié comme un menteur pris sur le fait, doré comme une jeune Allemande et sanglant comme un Caraïbe. — Une bonne cuisine est l’engrais d’une conscience pure. — N’oubliez jamais que le faisan doit être attendu comme la pension d’un homme de lettres qui n’a jamais fait d’épîtres aux ministres et de madrigaux à leurs maîtresses. »