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de cette arabesque tournoyante, de ces formes sonores et mouvementées. Il a la précision, la rigueur de Bach, ce canon des deux voix partant l’une après l’autre et scandant de notes vigoureuses l’imperturbable dessin de l’accompagnement. Gloire à Dagon vainqueur ! chantent-elles ensemble, à une demi-mesure de distance, et rien que dans l’attaque de ce début on sent, on voit presque le geste qui l’accompagne, le geste et l’attitude de l’offrande, les yeux levés, les mains tendues vers l’idole, pendant que le trait obstiné des violens s’enroule comme un feston autour des coupes d’or. Peu ou point de modulations ; ni changement de ton, ni changement de rythme ; la mélodie ne tombe et ne retombe que sur deux notes, tonique et dominante, comme sur deux enclumes alternées. Sous les réponses du peuple seulement, l’harmonie change et prend je ne sais quelle douceur orientale et hiératique. Sur les patènes sacrées, les parfums s’allument ; l’encens rougit, il pétille, et de l’orchestre et des voix les étincelles et les fusées jaillissent. La spirale sonore accélère son mouvement ; toujours plus serrée, elle rejette hors d’elle-même les gammes plus sifflantes et plus rapides. Et pourtant cet effet de tourbillon, de vertige et d’orgie circulaire est obtenu par les moyens classiques, scolastiques même, et si on se reporte au chœur des Derviches des Ruines d’Athènes, que ce finale rappelle, longo sed proximus intervallo, l’inspiration de Beethoven paraît moderne et « avancée » auprès de celle-ci.

L’ouvrage contient d’autres pages encore plus sérieusement belles, et dont le public ne semble point assez touché : c’est tout le début du premier acte que je veux dire. Sans doute on peut trouver là quelques longueurs, ne fût-ce que l’air archaïque d’Abimélech, satrape de Gaza. Les Hébreux opprimés se plaignent abondamment ; mais que leurs plaintes ont de tristesse et de majesté ! Qu’elles ont de variété même, allant de la mélancolie et de l’accablement à l’espérance, à la révolte et à la fureur ! Là encore triomphe la forme classique, la phrase aussi noble, aussi pure que l’alexandrin hébraïque de Racine. Quel beau langage il parle, ou plutôt il chante, M. Saint-Saëns ! Style d’oratorio, dit-on, plutôt que d’opéra. Qu’importe ? Style de chef-d’œuvre, toujours éloquent, toujours fort, et de cette force égale, « très différente de la violence spasmodique, » et que Carlyle reconnaît chez les héros. Pas une faiblesse et pas une surcharge non plus ; pas un ornement ni une redondance ; pas une épithète pour ainsi dire ; le sentiment exprimé dans toute sa puissance, mais rien d’étranger, et presque rien d’accessoire au sentiment, et cela encore est très classique. Écoutez (je suppose que par miracle vous arriviez pour le début de l’ouvrage), écoutez le premier chœur, l’admirable Super flumina Babylonis qui se déroule derrière le rideau. À peine si l’accompagnement éveille par sa fluidité l’image du fleuve étranger ; l’important, l’essentiel, c’est