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les idées qu’il traduit, aussi bien que les images qu’il reproduit, parce que, en sa qualité de vulgarisateur, il est l’agent du bien ou du mal, du recul ou du progrès. » Malgré la mention, renouvelée à ce propos, « que le but propre de l’art, c’est l’expression de la beauté, » ces diverses raisons sont insuffisantes, et quelques-unes dangereuses pour l’indépendance de l’art. Thoré ne s’aperçoit pas que, réduit à ne montrer que le bien, qui n’est pas toujours le beau, et réciproquement, l’art serait privé d’une large part de son domaine, qui comprend la nature et la vie au complet ; que beaucoup de belles œuvres seraient dangereuses à vulgariser ; et que la morale condamne expressément, en eux-mêmes et dans leur représentation, nombre de spectacles qui sont la matière constante de l’art. Il restreint donc le champ de l’art à mesure qu’il serre de plus près la définition de son action sociale : « Sans doute, dit-il encore, l’art n’est point directement un réformateur social. Les tableaux prédicateurs sont ridicules. L’art a pour objet la beauté et non l’idée. Mais, par la beauté, il doit faire aimer ce qui est vrai, ce qui est juste, ce qui est fécond pour le développement de l’homme. » N’est-ce pas admettre en même temps l’importance et l’influence du sujet ? Thoré sent l’objection et la devance : « Un portrait, un paysage, une scène familière peuvent avoir ce résultat, aussi bien qu’une image héroïque ou allégorique. Tout ce qui exprime, dans une forme bien sentie, un caractère profond de l’homme ou de la nature renferme de l’idéal, puisqu’il provoque la réflexion sur des points essentiels de la vie. En ce sens-là, on peut dire que le sujet n’importe guère, pourvu qu’il révèle quelque élément significatif et sympathique. » Toute l’histoire de la peinture dément ces principes. Il y a des sujets réalisés par des œuvres maîtresses et qui ne provoquent de réflexions d’aucune sorte ; ils plaisent et frappent par la grâce ou l’énergie avec lesquelles ils expriment la vie, mais la critique la plus ingénieuse serait fort en peine d’y trouver un prétexte à méditation. Pour prendre des œuvres opposées dans deux écoles différentes, la Vénus du Titien ne produira d’autre impression morale que le sentiment du bonheur épicurien, et la Femme hydropique de Gérard Dow, d’autre effet que l’admiration pour la qualité de la peinture. Thoré venait à peine de formuler sa théorie que Proudhon lui en montrait le danger en la précisant avec sa logique outrancière. Le Principe de l’art arrivait à cette définition : « L’art est une représentation idéale de la nature ou de nous-mêmes, en vue du perfectionnement physique et moral de notre espèce. » Formulé avec cette rigueur, ce principe semblait avec raison, aux yeux de Thoré, subordonner l’art à la morale, et il réclamait : « Cette définition trop impérative abîme l’artiste dans le moraliste. C’est le moraliste qui doit avoir