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un peu inférieur, mais lyriques à l’ancienne manière, ils ont voulu résister à la force de ce mouvement, qu’après l’avoir lui-même reçu de l’opinion de ses contemporains, Malherbe à son tour transmettait à ses disciples et à ses successeurs. Ils ont voulu, ou, pour mieux dire, sans le vouloir, ni le savoir peut-être, ils ont contrarié des goûts dont le génie même alors n’eût pas pu triompher, parce qu’ils n’étaient, comme j’ai tâché de le montrer, que l’expression littéraire d’une profonde nécessité sociale. Tant il est vrai qu’à lui tout seul, le talent ne saurait suffire, et que les genres l’emploient à leurs fins, bien plus qu’il ne les fait, lui servir ou concourir aux siennes ! Il y a des temps d’être lyrique, et il y en a de l’être moins, ou quelquefois de ne l’être plus.


J’ai trop souvent, ici même, insisté sur ce que peut un seul homme dans la littérature ou dans l’art, comme aussi bien dans l’histoire ; et on ne me soupçonnera pas de vouloir aujourd’hui soumettre le talent à l’empire absolu de l’occasion et de la circonstance. Mais la vérité sur cet empire, c’est qu’il n’est donné de pouvoir s’y soustraire qu’à de rares génies, et Malherbe n’est pas un génie rare, ni même, je pense, du tout un génie. Les circonstances l’ont fait ce qu’il est devenu. Si l’on peut dire de quelqu’un qu’il soit un bel exemple de la manière dont les genres évoluent d’eux-mêmes dans l’histoire d’une littérature, c’est donc de lui. Ni grand poète, ni grand écrivain peut-être, ni même grand caractère, c’est aussi pour cela que l’histoire de son genre se lit comme à nu dans celle de son œuvre, aussitôt qu’on veut bien seulement la replacer dans le milieu dont elle est l’expression. Je ne me serais pas pardonné de laisser échapper l’occasion de le faire voir. Et comme on ne saurait d’ailleurs prendre trop de précautions pour se bien faire entendre, j’avertis le lecteur, qu’après avoir aujourd’hui parlé de l’homme entre les mains de qui le lyrisme s’est transformé jadis en éloquence, si je parlais quelque jour de l’homme entre les mains de qui l’éloquence à son tour s’est transformée en lyrisme, ce serait toujours le même fond d’idées, mais je m’y prendrais d’une autre manière, et je donnerais à la personne de Jean-Jacques Rousseau tout ce que je refuse à celle de François de Malherbe.


FERDINAND BRUNETIERE.