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Nous ne continuons pas notre récolte, nous marchons la tête baissée, cherchant une nouvelle trace. Nous faisons une découverte, celle d’un buisson à l’ombre duquel la jeune femme s’est assise, a mangé quelques-uns des fruits qu’elle a récoltés ; un amas d’écorces, encore fraîches, nous le révèle. Dans quelle direction a marché la jeune femme ? — C’est Dizio qui veut absolument qu’elle soit jeune, — nous le cherchons en vain. La nuit vient, Désidério nous appelle. C’est guidés par la lueur du foyer devant lequel l’Indien se tient accroupi, que nous regagnons notre asile de nuit.

Instruit de notre découverte, Désidério s’en montre inquiet.

— Là où il y a une femme il y a un homme, dit-il sentencieusement, et, à ma connaissance, nous sommes à cinq jours de marche, au moins, de toute habitation. Méfions-nous d’une surprise : nos armes sont une tentation.

Dizio a raidi ses bras musculeux, souri avec dédain, pu, mieux dit, avec la confiance que donnent la jeunesse et la force. Néanmoins Désidério laisse s’éteindre les flammes du foyer, déclare que la prudence exige que nous veillions à tour de rôle, attendu qu’être surpris ne laisse de place qu’au repentir. Je me range à son avis ; toutefois, ne sachant pas comme mes deux compagnons dormir à l’heure où il me plaît, je choisis la première veille.

Une heure plus tard je suis en fonction, déjà inquiet et le fusil en arrêt. Deux prunelles jaunes, phosphorescentes, brillent à vingt pas de moi, du côté de la forêt. Ai-je pour vis-à-vis un chacal, un chat sauvage, un puma ou un tigre ? Soudain les prunelles s’éteignent pour reparaître, sans que le moindre bruit ait frappé mon oreille, cinq ou six mètres plus haut. Je replace mon fusil entre mes jambes ; son ascension silencieuse m’a éclairé sur la personnalité de mon voisin : un magnifique chat-huant.

Vers onze heures, je secoue Dizio qui, engourdi, se plaint du froid et s’accroupit près du foyer dont il remue les braises, les tisons fumeux. Je m’enveloppe frileusement dans ma couverture, et je ferme les yeux pour ne les rouvrir qu’à l’heure où le jour naît. Nous grelottons, nous ranimons le feu, qui bientôt crépite et flambe, et nous voilà nous chauffant par dix-huit degrés de chaleur. Quelques cris d’oiseaux se font entendre sur la lisière de la forêt, et, de même que la veille, des nuages roulent dans la savane. Nous sommes à sec sous notre acajou, mais il nous faut songer à notre déjeuner ; or la faim, qui dans notre Europe chasse les loups hors des bois, nous force ici à y rentrer.

Dizio insiste pour que son père examine l’empreinte du petit pied, nous retournons vers les cactus. Armé de ma lunette, je