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les rues, battant la caisse, criant : Vive l’empereur ! et maltraitant les passans qui portaient la cocarde blanche. À Saint-Florent, ils insultèrent une procession, par des chansons obscènes, des blasphèmes et des bordées d’injures contre le curé et le roi. Dans l’Isère, les maires aidaient les insoumis à se cacher. Les deux tiers des anciens soldats désertaient en route. Le 76e reçut 15 hommes au lieu de 160, le 45e, 116 au lieu de 535.

Cet appel alarma la population en venant confirmer les bruits de guerre. Or, la France, rebelle à la guerre en 1814, quand il s’agissait de défendre les frontières mêmes de la patrie, voulait encore moins prendre les armes en 1815 pour conserver une province au roi de Saxe et pour rendre Naples au roi des Deux-Siciles. La croyance à un conflit était générale ; déjà l’on s’en apercevait à la stagnation des affaires, au ralentissement des commandes, à l’arrêt des travaux. Mais le fisc n’y perdait rien. Malgré l’atroce misère du pays, résultat de l’invasion et d’une mauvaise récolte, les amendes, les saisies, les ventes, les garnisaires se multipliaient. « Le commerce est tourmenté, écrivait le comte d’Hauterive à Talleyrand, les manufactures sont paralysées, les propriétaires sont chargés d’impôts que l’on exige avec une barbare rigidité, même dans les pays où les alliés n’ont laissé que la misère. Les droits réunis et le monopole sur les tabacs s’exercent comme sous Bonaparte, et même avec un peu plus de rigueur[1]. »

Aux craintes de guerre, au chômage, aux exécutions brutales des agens du fisc s’ajoutaient les provocations et les menaces des nobles de province. Loin d’être satisfaits par la restitution de leurs biens restés à l’État, ils semblaient plus ardens à recouvrer leurs biens vendus. Les journaux royalistes annoncèrent mensongèrement que le maréchal Berthier, ne voulant point conserver un bien mal acquis, avait remis au roi les titres de propriété de son château de Grosbois. On habitant de Rennes, acquéreur pendant la révolution d’une maison estimée 25,000 francs, offrit à l’ancien propriétaire 5,000 francs pour ratifier la vente. Celui-ci s’indigna, prétendant que bientôt la maison lui serait rendue sans bourse

  1. D’Hauterive à Talleyrand ; Paris, 18 octobre 1814. (Correspondance de Talleyrand et de Louis XVIII, 19, note.) Arrêté du préfet de l’Indre, 21 janvier. Soult à Amey, 4 février. Baron Louis à Soult, 7 février. Amey à Soult, 18 février, etc. (Archives de la guerre.) Rapports généraux de police (13 janvier) : « Les poursuites pour les droits réunis sont aussi rigoureuses que sous l’Empire. » — (4 mars) : « La rigueur excessive pour la rentrée des impôts, l’envoi de garnisaires, etc., mécontentent tous les départemens… La satisfaction des rentiers pour la hausse à la Bourse ne compense pas le mécontentement des départemens… Les instructions du baron Louis sont tellement impitoyables qu’il en sera question aux chambres. » (Archives nationales, II, 3739.)