Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/772

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autorisent à croire qu’il en sera autrement, dans celle-ci probablement, dans l’avenir certainement. Les questions soulevées touchent de trop près aux intérêts financiers pour les laisser indifférens ou neutres ; les programmes des deux partis diffèrent in toto quant au tarif douanier, et la concentration, dans un petit nombre de mains, de capitaux énormes est une irrésistible tentation, pour ceux qui les détiennent, d’intervenir de plus en plus activement dans la solution de problèmes qui les intéressent à un si haut degré.

C’est ainsi que l’on a vu des capitalistes deux cent cinquante fois millionnaires, comme Andrew Carnegie, l’ami intime de Blaine, mettre des millions à la disposition de cet homme d’État pour assurer le succès de ses combinaisons. Cette immixtion des gros capitaux dans la politique est un fait comparativement récent aux États-Unis. En 1847, on n’y citait encore qu’un seul particulier dont la fortune s’élevât à 25 millions ; on en cite plus de 2,000 aujourd’hui. Deux cent cinquante familles possèdent chacune plus de 100 millions et, dans ce nombre, il en est dont le capital, atteint 1 milliard. Le calcul suivant, établi sur les chiffres de l’income-tax, et, par conséquent, notoirement inférieur à la réalité, répartit comme suit le nombre et l’importance des grosses fortunes américaines en 1892 :


250 au-dessus de 100 millions soit au minimum 25 milliards
500 de 50 à 100 millions » » 25 »
1,000 de 25 à 50 millions » » 25 »
2,500 de 12 1/2 à 25 millions » » 31 »
7,000 de 5 à 12 millions 1/2 » » 35 »
20,000 de 2 1/2 à 5 millions » » 50 »


soit un total de 31,250 individus possédant, au minimum, 191 milliards, autrement dit les trois cinquièmes de la richesse nationale évaluée à un peu plus de 300 milliards de francs. Dès 1890 déjà, trente familles détenaient, à elles seules, 5,554 millions de francs, soit, en moyenne, 185 millions par famille.

Il y a là un péril grave pour les États-Unis et nous l’avons signalé dans nos précédens articles, non que l’on puisse, d’ici à longtemps, redouter d’y voir, comme à Rome, le pouvoir suprême mis aux enchères, mais parce que l’intervention des gros capitaux dans les élections est particulièrement de nature à fausser le libre jeu du suffrage populaire, à faire de l’argent le facteur principal, à substituer une oligarchie financière à une démocratie ouvrière. Est-ce à dire que la corruption électorale soit plus grande aux États-Unis qu’ailleurs et que l’on y trafique ouvertement des votes payés