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ment ; c’est comme une seconde signification dont le mot se trouve enrichi ; au lieu de provoquer une seule idée, chaque mot en provoque deux, l’idée de l’objet qu’il doit nommer, et une ou plusieurs couleurs ; de même une phrase éveille non-seulement un ensemble d’images, mais une série de couleurs. Quand il entend ces simples mots : « Je vais aller à la campagne, » celui qui a de l’audition colorée a la représentation complexe d’un voyage à la campagne, et il voit en outre passer devant les yeux de son imagination une succession de couleurs, qui se décomposent ainsi pour un sujet pris au hasard : blanc, rouge, noir, rouge, blanc, rouge, rouge, rouge, rouge, blanc.

Cette description laissera supposer que les inutiles suggestions de couleur sont un obstacle à la marche de la pensée et doivent empêcher parfois les personnes de comprendre clairement le sens des paroles et de la lecture. Ce cas, heureusement, ne s’est pas encore présenté jusqu’ici, parce que les bandes de couleurs n’occupent pas constamment le premier plan de la conscience ; lorsqu’il est nécessaire de s’attacher au sens des mots, on néglige leurs colorations, on ne les remarque pas, on ne s’en aperçoit plus ; pour les percevoir nettement, et surtout pour les décrire, il faut le plus souvent une attention spéciale, du recueillement, un état de rêverie, ou un désir de jouir de ces belles couleurs subjectives, dont l’apparition est accompagnée parfois d’un vif sentiment de plaisir. Un de nos correspondans nous a signalé l’importance de cette condition d’esprit. « Il faut remarquer, nous dit-il, que les sons ne se colorent que dans mon souvenir, quand je les prononce mentalement, principalement quand je les entends dans un vers que je cherche. Les rimes sont colorées. La beauté des vers n’est pas sans la beauté des couleurs de leurs sons. » Cet état mental n’est pas absolument général, car beaucoup de personnes affirment qu’elles colorent la parole à l’audition ; mais il est certain qu’il faut que l’attention se porte spécialement sur le mot comme mot pour que la couleur en jaillisse. Il en résulte que l’audition colorée devient consciente plutôt dans les momens de loisir de la pensée que pendant son état d’activité.

Image vague, sans précision, sans contour, telle est l’idée de couleur que les mots provoquent le plus souvent ; il y a cependant des personnes, assez nombreuses, qui perçoivent la couleur d’une autre manière ; tout en conservant sa nature d’image interne, d’idée comparable à celle que le souvenir nous représente, la couleur prend une forme ; suggérée par une voyelle, elle recouvre la silhouette de cette voyelle. Le langage dont se servent les personnes pour décrire leurs impressions ne note pas toujours cette