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serait-elle déléguée pour la première instance et retenue en appel ? Il y a là une disparate inexplicable… » M. Batbie, en outre, alléguait une raison qui détermina, paraît-il, les auteurs de la loi[1]. Sans doute, observait-il, le gouvernement, en fait, n’use jamais du droit qu’il a virtuellement de refuser son homologation aux décisions juridictionnelles du conseil d’État. Mais rien, à la rigueur, n’empêche qu’il exerce cette prérogative redoutable. Et dès lors il y a là un moyen éventuel d’intimidation et de pression, une sorte de vague et perpétuelle menace qui plane sur les délibérations contentieuses et peut, dans certains cas, en compromettre l’indépendance. — La justice retenue n’en a pas moins gardé jusqu’à nos jours ses partisans secrets, sinon avoués. En 1875, M. Emile Flourens, alors maître des requêtes, dans un ouvrage où il se prononçait non sans vivacité contre la nouvelle organisation, n’hésitait pas à condamner au nom des principes le système « dangereux » de la justice déléguée[2]. « Le conseil d’État, disait-il, doit, sur tous les points, dans le domaine contentieux comme dans le domaine administratif, confondre son action avec celle du chef de l’État… » M. Emile Flourens ajoutait : « Par la voie de l’excès de pouvoir, il (le conseil) connaît de tous les actes administratifs, même de ceux qui n’ont pas un caractère contentieux, et il les apprécie au point de vue général de l’application de la loi. Il fait donc là office, non-seulement de juridiction, mais plus encore de haute administration. Il exerce une fraction d’autorité inhérente à l’essence même du pouvoir du chef de l’État. » Quoi qu’il en soit de ces controverses doctrinales, un fait est constant : il y aura bientôt vingt années que la juridiction directe est en vigueur, et je ne crois pas que l’on puisse citer un cas où elle ait été pour le gouvernement un embarras sérieux, à plus forte raison un péril. Je tiens pour bonne et pour définitive cette partie de la loi de 1872. Mais, en ce qui touche à l’attribution législative du conseil, mon sentiment est que les auteurs de la loi de 1872 ont fait fausse route.

Là, en effet, au lieu de s’inspirer du système si raisonnable de la loi du 3 mars 1849, ils ont fait revivre la situation bizarre où la restauration et la monarchie de juillet avaient maintenu, durant trente-trois années, le conseil d’État ; ils ont réduit son rôle, dans l’œuvre législative, à une participation éventuelle, accidentelle, — à un fantôme, à un décevant mirage de collaboration ! Il est vrai que les auteurs de la loi de 1872, à l’exemple de leurs lointains

  1. Voir son Traité de droit public et administratif, t. III. 2e édition, 1885.
  2. Organisation judiciaire et administrative de la France et de la Belgique, ouvrage couronné par l’Institut, 1 vol., 1875.