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fin, si ce serait un scandale, ou plutôt une espèce d’obscénité, que de voir un Baudelaire en bronze, du haut de son piédestal, continuer de mystifier les collégiens, il faut bien que quelqu’un le dise. Où les apôtres hésitent, il se pourrait qu’après tout un modeste « littérateur » réussît. Et, en vérité, nous ne croirions pas avoir fait une besogne inutile si nous avions détourné de souscrire, au « monument » de Baudelaire, un seul de ses admirateurs.

Pour cela, nous nous garderons bien de disputer au poète son talent, non plus qu’aux Fleurs du mal leur place, et leur part d’influence, depuis une trentaine d’années, dans le mouvement de la littérature. La place est grande ; l’influence a été, n’est encore, de nos jours même, que trop considérable ; et de plus illustres que Baudelaire, de mieux doués, de plus simples surtout et de plus sains, n’en ont certainement pas exercé de semblable.

Il a dû beaucoup à ses prédécesseurs : Gautier, Vigny, Sainte-Beuve. Supposé qu’il existe une poésie de l’hôpital ou du mauvais lieu, pathologique, pour ainsi dire, vicieuse et profondément gangrenée, c’est, en effet, Sainte-Beuve qui l’avait jadis imaginée le premier, qui s’y était même hypocritement essayé dans son Joseph Delorme ; et Baudelaire, plus franc ou plus cynique, n’a fait que la réaliser. D’un autre côté, quand il louait lui-même Théophile Gautier « d’avoir exprimé sans fatigue, sans effort, toutes les attitudes, tous les regards, toutes les couleurs qu’adopte la nature, ainsi que le sens intime contenu dans tous les objets qui s’offrent à la contemplation de l’œil humain, » ou encore, et principalement, « d’avoir ajouté des forces à la poésie française, d’en avoir agrandi le répertoire et augmenté le dictionnaire, sans jamais manquer aux règles les plus sévères de sa langue, » s’il ne parlait peut-être pas très bien, le disciple se mirait dans l’éloge qu’il décernait à son maître. Et foncièrement pessimiste, il n’avait pas attendu pour s’inspirer de Vigny, tout en le dégradant, qu’une main pieuse eût réuni les Destinées en volume, mais il avait déjà transposé dans sa langue réaliste ce qu’il y a d’horreur ou d’effroi de la nature dans la Maison du berger, par exemple, ou de haine de Dieu dans le Christ au mont des Oliviers. Mais, de tous ces élémens contradictoires et en apparence ennemis, dont les affinités entre eux, très secrètes, si elles sont très réelles, avaient comme échappé jusqu’alors à la poésie ou à la critique même, combinés dans ses vers, mêlés ensemble, fondus en un, Baudelaire n’a pas moins dégagé quelque chose d’absolument original, et les Fleurs du mal, — on peut m’en croire, si je l’avoue, — n’en composent pas moins un livre unique dans la littérature française.

Là est le secret de son influence, comme aussi de l’intérêt qu’il faut bien que l’on prenne à son œuvre. L’œuvre fait un anneau de la chaîne des temps. C’est ce que l’on ne pourrait pas dire des Odes