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sentait déjà si bien en selle qu’il disait à Mercier, le polygraphe à qui nous devons les tableaux de Paris : « Je serai académicien avant vous. » L’événement lui donna raison. Un an plus tard, devisant avec ce même Mercier, ce n’était plus l’un des quarante fauteuils qu’il se promettait, c’était la chaire de saint Pierre. Il vaticina qu’il serait pape. Cette fois, l’événement devait lui donner tort ; mais nous verrons que par deux fois ce candidat à la papauté a pu croire que ses espérances sortiraient du domaine des rêves. — En attendant, il employait pour se pousser le mode le plus classique. Il prenait part aux concours de l’Académie, il écrivait des éloges. Ce genre littéraire, qui fit la gloire de Thomas, était alors dans sa fleur. Il consiste à écrire, à commandement, sur un personnage que l’on n’a pas choisi, et pour lequel on peut ne se sentir aucun goût, un morceau plus ou moins oratoire où l’on exalte de parti-pris les mérites de ce personnage. Pour le grandir, on le compare à ceux qui l’entourent, amis, ennemis, rivaux, sur lesquels on met en relief son écrasante supériorité. Ses défauts deviennent des qualités ou, si la transmutation est impossible, sont soigneusement masqués. Pour émoustiller les curiosités, quelques allusions sont glissées çà et là dans le récit. Maury concourut en 1776 pour l’éloge de Charles V le Sage. Il n’eut pas l’honneur d’être couronné, mais cet échec ne l’empêcha pas de publier son discours. C’est un brillant tableau des vertus de Charles V. Le jeune abbé, non encore, il est vrai, investi des ordres majeurs, oppose la sagesse de ce prince à la folie de ses prédécesseurs, qu’il représente « dévastant les forêts, dépeuplant les campagnes, immolant leurs sujets dans les malheureuses expéditions des croisades. » On voit que l’auteur sacrifiait résolument à l’esprit du siècle. Pas plus que ses contemporains il ne comprenait la beauté et la grandeur de ce mouvement qui entraîna des milliers de chrétiens vers le berceau du christianisme, de ces expéditions où notre peuple de France témoigna de cette force intermittente d’expansion, que possédaient déjà les Gaulois des anciens âges et dont il a donné, il y a moins d’un siècle, une nouvelle et si éclatante preuve. Au surplus, ce qui paraît à Maury le plus admirable chez Charles V, c’est que « sous son règne, le mérite conduisait aux honneurs. » Il est difficile de ne pas voir dans ces mots un reflet de ses préoccupations ordinaires. S’ils impliquent une satire de la France d’alors, l’abbé devait démontrer bientôt que le reproche était peu fondé. Sous Charles V, son mérite, joint à son talent de le faire valoir, ne l’eût sans doute pas conduit aux honneurs plus vite qu’il n’y parvint.