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que celui qui m’était prescrit. Dans ma pensée, je rejetais bien loin les études de droit, et je me vouais uniquement aux langues, aux antiquités, à l’histoire et à tout ce qui en découle. » Il se figurait avoir pour but d’obtenir un jour une chaire de professeur. Ce qui couvait réellement au fond de son âme, c’était la volonté d’essayer ses forces et de voir ce que la société, telle qu’elle était alors constituée, avec ses divisions de classes et ses préjugés aristocratiques, avait à offrir à un jeune bourgeois ambitieux et qui avait le sentiment de n’être pas le premier venu. Il va de soi que son père n’était pas dans ses confidences. Toutefois l’instinct avertissait M. le conseiller impérial que son précieux plan de vie était en danger.

Mme Goethe s’en doutait aussi, mais elle n’en avait cure. Elle était toute à la joie délicieuse de constater que sa tendresse ne l’avait pas abusée. Elle était sûre à présent qu’elle assistait à l’éclosion d’un grand esprit et que son fils serait un homme extraordinaire, encore plus extraordinaire qu’elle ne l’avait prévu quand il avait trois mois et que la vue de la lune le mettait hors de lui. Il n’y avait pas à s’y tromper, et il fallait être M. Goethe pour se flatter encore d’assujettir à un programme ce jeune génie qui s’essayait déjà à déployer ses ailes. A dix ans, il avait composé une pièce de théâtre « mythologico-allégorique. » Il avait fait ensuite des Odes spirituelles, un grand poème épique intitulé Joseph et ses frères, et d’innombrables petites pièces sur toutes sortes de sujets. Dans tout cela, il n’y avait pas encore de chef-d’œuvre, mais patience : Mme Goethe était sure que le chef-d’œuvre viendrait, et elle veillait, en attendant, à ce que son petit poète ne fût pas désorienté et attristé par des querelles domestiques. Aussi longtemps que son époux vécut, elle fut dans leur intérieur la balle de coton qui amortit les coups. Quant à blâmer les ambitions désordonnées de Wolfgang, il ne fallait pas y compter ; elle n’imaginait pas qu’il y eût sur la terre une situation trop haute pour Wolfgang. Elle garda toujours un souvenir radieux de ces années d’attente et d’espérance. « — Mon cher Auguste, disait-elle en 1798 à son petit-fils, en lui recommandant d’être sage, je sais par expérience ce que c’est que d’être heureux par son enfant. »

Je crois, sans oser l’affirmer, qu’on l’appelait dès lors Mme Aia, surnom sous lequel petits et grands la connurent pendant la seconde moitié de sa vie. Mme Aia signifie Mme la gouvernante. On raconte qu’elle avait été baptisée ainsi d’après l’une des héroïnes de la bibliothèque bleue. Quoi qu’il en soit, le nom lui demeura : « On ne l’appelait pas autrement, » dit son fils, et elle fut en effet Mme Aia, pour les cours souveraines comme pour les petites coteries