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dehors des églises, et de qui la liberté sera pleine. Ni dans son gouvernement, ni dans sa politique, il ne sera un moment gêné par la religion. Il regardera toutes les sectes du haut de sa philosophique impartialité f où il y a de la pitié et encore plus de dédain pour les infirmités humaines. Envers tous les infirmes, il pratiquera la tolérance. La Prusse était avant lui une terre d’asile pour les protestans : elle s’ouvrira désormais aux philosophes, aux catholiques aussi, et l’on verra un jour cette merveille, les jésuites bannis de toutes les monarchies catholiques, abolis par le pape, et accueillis par le roi de Prusse. Chez moi, dira Frédéric, on fait son salut comme on l’entend ; et déjà il a écrit à Rheinsberg une théorie de la liberté philosophique, où il comprend la liberté religieuse. Il sait, par son expérience, qu’il est noble de chercher la vérité, et presque impossible d’en découvrir aucune qui soit certaine, car « les vérités sont placées si loin de notre vue qu’elles prennent, de leur éloignement même, un air équivoque. » Il ne se croit pas le droit d’en vouloir à ceux qui, dans la poursuite de la vérité, se sont heurtés à l’erreur et sont tombés. Il reconnaît même qu’il est des erreurs douces, charitables, comme celle qui montre à l’agonisant des torrens de volupté dont les délices sont capables de rendre aimable la mort elle-même. Et il conclut que les erreurs, quelles qu’elles soient, sont innocentes quand elles sont sincères : « Ayons du support pour l’erreur. Pourquoi troublerions-nous la douceur des liens qui nous unissent pour l’amour d’une opinion sur laquelle nous manquons nous-mêmes de conviction ? Laissons à l’imagination de chacun la liberté de composer le roman de ses idées. »

C’est une bonne préface pour un règne, ce traité charmant et d’un joli titre, De l’innocence des erreurs de l’esprit. Dès Rheinsberg, Frédéric entrevoit la puissance et la gloire intellectuelle naissant de cette liberté ; car il rêvait cette gloire par l’Allemagne : lui qui, si quelque nouveau savant s’annonçait dans sa nation, se réjouissait de voir « ces roses pousser parmi les ronces, et ces bluettes de génie se faire jour à travers les cendres. » Et c’est sur sa Prusse surtout qu’il comptait pour « amener les sciences dans nos climats reculés. » Il remarque que la noblesse de ce pays a plus d’envie de s’instruire, plus de vivacité et de génie que le reste de la noblesse allemande, qui vit dans les bois où elle devient aussi féroce que les animaux qu’elle poursuit. Il trouve à Berlin des étincelles de tous les arts, — étincelles presque toutes parties de notre foyer, — et il écrit un jour à Voltaire : « Il ne faudrait qu’un souffle heureux pour rendre la vie à ces sciences qui rendirent Athènes et Rome plus fameuses que leurs guerres et les conquêtes. » On