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aussi, a son bureau de censure, peut, de son propre chef, faire apposer les scellés sur les feuilles déjà tirées, en rompre chez l’imprimeur les planches et les formes, mettre au pilon les dix mille exemplaires de l’Allemagne par Mme de Staël, à prendre des mesures pour qu’il n’en reste pas une seule feuille, » réclamer à l’auteur son manuscrit, reprendre aux amis de l’auteur les deux exemplaires qu’il leur a prêtés, reprendre au directeur-général lui-même les deux exemplaires de service enfermés dans un tiroir de son cabinet. — Deux ans auparavant, Napoléon disait à Auguste de Staël[1] : « Votre mère n’est pas méchante ; elle a de l’esprit, beaucoup d’esprit ; mais elle n’est accoutumée à aucune espèce de subordination ; elle n’aurait pas été six mois à Paris que je serais forcé de la mettre au Temple ou à Bicêtre. J’en serais fâché, parce que cela ferait du bruit ; cela me nuirait dans l’opinion. » — Peu importe qu’elle s’abstienne de parler politique : « on fait de la politique en parlant de littérature, de beaux-arts, de morale, de tout au monde ; il faut que les femmes tricotent, » et que les hommes se taisent ou que, s’ils parlent, ce soit sur un thème donné et dans le sens prescrit.

Bien entendu, sur les publicités dont l’influence est émouvante.ou persévérante, l’inspection est encore plus rigoureuse et plus répressive. — Au théâtre, où les spectateurs assemblés s’échauffent par la contagion prompte de leurs impressions sensibles, la police coupe, dans Héraclius de Corneille, dans Athalie de Racine[2], des douze et vingt-cinq vers de suite, et, soigneusement, par d’autres vers ou demi-vers de son cru, recolle, tant bien que mal, les morceaux cassés. — Sur la presse périodique, sur le journal qui s’est fait une clientèle, exerce une propagande et groupe ses abonnés autour d’une opinion, sinon politique, du moins philosophique et littéraire, la compression va jusqu’à l’écrasement. Dès le

  1. Welschinger, ibid., 173, 175.
  2. Id., ibid., 223, 231, 233. (L’exemplaire d’Athalie, avec les ratures de la police, figure encore aujourd’hui dans la bibliothèque du souffleur de la Comédie-Française.) — Id., ibid., 244. (Lettre du secrétaire-général de la police aux semainiers du Théâtre-Français, 1er février 1809, à propos de la Mort d’Hector, par Luce de Lancival.) « Messieurs, Son Excellence le sénateur ministre m’a expressément chargé de vous inviter à faire retrancher de la scène d’Hector les deux vers suivans :
    « Déposez un moment ce fer toujours vainqueur,
    Cher Hector, et craignez de lasser le bonheur.