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ce don de plasticité que Rome possède entre toutes les villes, don qu’il eut lui-même plus que tout autre homme : — « Plus on avance dans la mer, plus on la trouve profonde : il en est de même de Rome… Tout devient ici pour moi conception vivante, et non plus parole et tradition. » — Rome révéla et communiqua à Goethe cette force plastique qui rend toute conception vivante. Ses biographes nous disent qu’il revint de son voyage transformé, au point que ses amis ne le reconnaissaient plus, mûri et complet, se sentant Goethe.

Voilà pourquoi il faut regarder Rome au lieu d’y lire des livres d’histoire. Cette ville est le modèle que l’historien devrait contempler du matin au soir pour apprendre les règles infaillibles de ses compositions. Aujourd’hui plus que jamais. Tout me confirme ici dans les idées que je soumettais au lecteur dès le premier de ces entretiens, en lui demandant la permission de les ramener sans cesse. Tout me crie que nous faisons fausse route, avec notre rage analytique, avec notre confiance dans le document de détail, avec notre prétention d’expliquer la vie par des dissections d’amphithéâtre. Il est bon sans doute que la vaste enquête poursuivie depuis un demi-siècle ait été faite ; il est bon qu’on ait vérifié toutes les notions léguées par le passé, qu’on ait remué profondément le vieux sol avant d’y semer. Ne soyons pas ingrats envers nos maîtres ; ils ont dépensé à cette tâche un talent prodigieux, il faudrait dire du génie, si ce mot pouvait se séparer de l’opération qui crée de la vie. Mais le terrain qu’ils ont ameubli, nous sommes en train de le pulvériser avec l’abus de leurs méthodes. Le monde qui vient a soif de recomposition, on ne le groupera qu’autour des idées simples. Il dit par toutes ses voix le mot historique : « Rien taillé, maintenant il faut recoudre. » Dans l’ordre religieux comme dans l’ordre social et politique, en histoire et en littérature comme en peinture, il demandera qu’on lui refasse de grandes lignes directrices, avec cette multitude de points brisés où notre œil s’est trop complu.

A tort ou à raison, on juge un peu de ses contemporains par soi. Voilà plus de vingt ans que je lis avec passion les travaux de nos grandes écoles d’érudition, de critique, d’exégèse. Il n’en est presque point qui ne m’aient paru ingénieux et séduisans, au moment où je lisais. Leurs explications étaient plausibles, très souvent vraies, je le crois, pour chaque petit fait particulier. Elles ne me rendaient pas raison du fait capital, qui se défendait au centre de ces travaux d’approche. Des vérités de détail ne font pas toujours une vérité d’ensemble. Surtout elles ne me renseignaient pas sur cette force que je sens dans les phénomènes de l’histoire comme dans ceux de la nature, sans pouvoir l’exprimer ni la