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conserveront quelque chose de ce caractère sombre et expiatoire qu’on leur avait d’abord donné. Si les divinités qu’on invoque ne sont plus Dis pater et Proserpine, qu’on juge sans doute un peu trop funèbres pour une si belle fête, elles appartiennent toujours au monde souterrain. Ce sont, pour la première nuit, les Mœres Μοῖραι (Moirai), c’est-à-dire les Destinées, celles que les Romains appelaient les Parques. Auguste et Agrippa immolent à chacune d’elles trois brebis et trois chèvres. La seconde nuit, c’est le tour des Ilithyies Εἰλείθυιαι (Eileithuiai) ; ces déesses étranges, quoiqu’elles président à la fécondation et à la naissance, n’en sont pas moins des habitantes de l’enfer ; et les mythologues grecs, qui pensent que la vie et la mort s’attirent et se complètent, les mettent en relations avec la nuit et les ténèbres. Comme elles n’aiment pas les sacrifices sanglans, ou leur offre diverses sortes de gâteaux, des liba, des popana, des phtois[1]. La troisième nuit est consacrée à la terre (Terra mater), et on immole en son honneur une truie pleine. Remarquons que le choix de ces divinités trahit les préoccupations secrètes d’Auguste. Ce sont celles du monde souterrain, ce grand laboratoire de la vie universelle, où tout germe et d’où tout sort : il veut les prier d’être favorables à la race romaine et de lui rendre l’abondance et la fécondité qu’elle semble près de perdre.

C’est en pleine nuit que ces sacrifices s’accomplissaient ; et à ce propos une question se pose, à laquelle il est bien difficile de répondre. De quel procédé se servait-on pour éclairer ces vastes espaces remplis d’une foule immense ? Comment ces étrangers venus de tous les pays du monde arrivaient-ils au Champ de Mars et retournaient-ils dans leurs logis, à travers ce dédale de rues obscures qui formaient la vieille Rome ? Parvenus au lieu de la fête, comment pouvaient-ils- suivre les cérémonies, voir Auguste et Agrippa immolant les brebis ou la truie pleine ? Notre inscription n’en dit rien, et on ne trouve rien non plus dans les historiens du temps. Il est probable que la chose était alors trop connue et paraissait trop naturelle pour qu’on jugeât qu’il valait la peine d’en parler. On devait se servir de flambeaux qui étaient loin d’avoir la puissance de ceux d’aujourd’hui ; mais ces armées d’esclaves dont on pouvait disposer permettaient d’en multiplier le nombre à l’infini. On rapporte que, les jeux floraux donnés par Séjan au peuple s’étant prolongés jusqu’à l’entrée de la nuit, quand les spectateurs rentrèrent chez eux, il les fit éclairer

  1. Le lecteur souhaite-t-il savoir la recette de ce genre de gâteau qu’on appelait phtois ? La voici d’après Athénée : « Prenez du fromage écrasé, et pilez-le ; puis passez le dans un crible d’airain ; ajoutez-y ensuite du miel et du persil, et pétrissez le tout ensemble, de manière à en former une pâte. »