Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/628

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

siècle a trente ans. Il est né au bruit des armes ; il a eu pour premier entretien de sa pensée la conquête du monde. Deux choses absolument inconnues au siècle précédent sont devenues pour lui deux idées fixes : Admission de tous les Français à tous les emplois possibles, s’ils savent les prendre ; le pouvoir souverain, même sur l’Europe entière, offert au premier venu, s’il sait le conquérir. — Ces choses sont absolument nouvelles. On ne pouvait pas en avoir même le rêve, il y a quarante ans. Elles sont vraies ; elles sont des faits, et des faits récens. L’avenir démontrera que, quoique vraies, elles sont à peu près des illusions néanmoins ; qu’elles ne sont des réalités qu’au bénéfice d’un ou deux favoris de la fortune, qu’elles sont des réalités exceptionnelles ; mais l’avenir n’est pas venu, et, à titre de faits récens, ces choses ont un empire immense sur les imaginations. Elles sont profondément corruptrices. L’effet ordinaire des grands bouleversemens historiques s’est produit : une brusque et profonde démoralisation. Deux choses ont été démontrées possibles : arriver à tout, arriver vite. Peu de consciences et peu de raisons résistent à de pareilles démonstrations. — On ne s’aperçoit guère de cela à lire la littérature de 1830. C’est une littérature de grands décourages et de grands mélancoliques. — Faites bien attention. Ces découragés et ces mélancoliques font de leur découragement beaucoup de volumes, et mettent bien souvent leur mélancolie en grands poèmes. Ils sont très actifs littérairement ; cela veut dire que l’ambition par la littérature a remplacé chez eux l’ambition par les armes, qui leur fut interdite ; et viennent, du reste, les circonstances favorables, tous, poètes, historiens, romanciers et professeurs de littérature française, se jetteront avec ardeur dans l’ambition politique. Voilà pour les littérateurs eux-mêmes. Et regardez à côté : petits bourgeois, demi-paysans, provinciaux obscurs, ouvriers, tout ce petit monde est dévoré d’ambition. Celui qui va les peindre, Balzac, ne leur donnera guère que cette passion-là, sous différentes formes. Leurs idées sociales, si l’on peut appeler cela des idées : haine du clergé, haine de la noblesse, ne sont que l’impatience des deux derniers obstacles, ou débris d’obstacles, qu’ils croient qui s’opposent encore à leur accès à tout. Leur unique idée politique, qu’ils réaliseront au milieu du siècle, le suffrage universel, n’est que la même idée fixe : qu’il soit possible d’arriver à tout, qu’il soit possible d’arriver vite.

Le Rouge et le Noir a voulu nous représenter l’effet produit dans une âme ardente unie à une intelligence supérieure par ces inquiétudes, ces impatiences, ces appétits. C’est le roman du siècle. Julien Sorel a vu l’empire, en ce sens qu’il a été élevé par