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d’ailleurs, d’entrer au Louvre, j’ai pu voir de près des mœurs locales, vivre pendant six semaines loin du monde civilisé et, sans prononcer un mot de ma langue natale, regarder, sans penser à rien, la couleur changeante des îles et de la mer, et rêver, parfois, que j’étais pirate, lorsque les vieux patrons de caïques venaient me crier aux oreilles, du haut de leur tête, en s’accompagnant sur la lyre à trois cordes, leurs chansons féroces et mélancoliques.

Un matin de février, après de nombreuses tournées dans les magasins de la rue d’Hermès, Kharalambos, de Mitylène, qui est, par profession, écuyer, domestique et admirateur des archéologues en voyage, monta dans ma chambre, botté de jaune, la poitrine sanglée par les courroies de nombreuses sacoches, et me dit de ce ton bref, impérieux et respectueux qui lui est familier : « Seigneur, tout est prêt. » Quelques minutes après, le vieux Logothète, intendant de l’École d’Athènes, nous ouvrait la grille, et nous roulions, sur la route poudreuse du Pirée, au trot de deux chevaux efflanqués, dans un vieux landau démoli, où mes malles et mon dênéké[1] dansaient éperdûment.

Bien qu’Amorgos ne soit pas très loin du Pirée, la traversée n’est ni courte ni simple. Il faut d’abord se rendre à Syra par les Messageries pour y joindre le bateau grec qui fait le service des îles. J’eus la bonne fortune de rencontrer à Syra le Seignelay, qui était mouillé en rade. La vue du pavillon tricolore me ravit d’aise, et je ne résistai pas au désir de me rendre à bord, même avant de toucher terre. Je fus accueilli, au carré, par de chaudes poignées de main, obligé, par les instances les plus aimables, de rester à dîner et invité, séance tenante, à voir, avec les officiers, une grande représentation au Théâtre municipal.

On joue Carmen. Tout Syra s’est donné rendez-vous dans la salle, où l’on étouffe, pour admirer un ténor gascon et pour prendre une leçon de français. Les loges sont égayées par des toilettes claires, encombrées par des beautés un peu épaisses, et constellées par de fort beaux yeux noirs. Car il y a une « société » à Syra. D’abord, les consuls des puissances ; des jeunes gens qui commencent leur carrière et des vieillards en disgrâce qui la finissent. Les premiers, lorsqu’ils sont célibataires, prennent souvent le paquebot de Smyrne, et, s’ils sont mariés, donnent, par désœuvrement, à la nation qu’ils représentent, de nombreux enfans qu’ils confient aux femmes de Tinos, les plus belles nourrices de l’Archipel et peut-être du monde entier. Les seconds se font des malices les uns aux autres et s’efforcent, entre deux parties de whist, de compliquer la

  1. Étui de fer-blanc où l’on roule les estampages des inscriptions.