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ces tristes doctrines une raison « pour oublier sa souffrance dans la souffrance d’autrui, » mais c’est là un de ces sublimes illogismes dont les femmes sont coutumières. Pour le commun des hommes, la conclusion du pessimisme sera toujours de chercher dans le plaisir fugitif un remède à l’éternelle douleur. Je ne veux pas, au reste, m’appesantir sur des réflexions de cette nature, et je me bornerai à une comparaison. Le hasard d’études assez capricieuses m’a fait pénétrer successivement et à peu de distance dans l’intimité morale de deux femmes entre lesquelles tout est différent : le temps, la condition sociale, la nature, l’esprit. Personne de moins semblable à l’auteur de la Princesse de Clèves que l’auteur des Poésies philosophiques . Elles n’avaient qu’une chose en commun : la tristesse, et d’être triste Mme de La Fayette avait d’aussi bonnes raisons que Mme Ackermann. Sans doute, Mme Ackermann a été frappée, jeune encore, d’un cruel malheur ; mais, après tout, elle a refait sa vie, et, chose rare à tout âge, elle a pu l’accommoder à son gré. Si elle a mené une existence solitaire, c’est que cette existence lui convenait ; elle en a changé quand la solitude a cessé de lui plaire. Les affections ne lui ont pas fait défaut ; les maux physiques l’ont épargnée ; elle a connu la gloire, et elle est morte pleine de jours. Mme de La Fayette, moins frappée en apparence, a peut-être connu de plus réelles épreuves. Sa vie, qui avait commencé par un mécompte, a été traversée par la passion. Elle en a connu les luttes et les troubles ; elle a été atteinte, prématurément, dans son sentiment le plus cher ; elle a langui toute sa vie sous le poids des infirmités, et elle a vu venir de loin une mort prématurée. Et surtout elle avait contre elle d’être triste de nature, et on aurait pu lui appliquer ce joli vers d’un poète mort jeune, Éphraïm Mikaël :


Et même le bonheur ne te fait pas joyeuse.


Mais combien leur tristesse, à toutes deux, les a inspirées différemment ! Celle de Mme Ackermann a tournée en frénésie, et elle a maudit Dieu ; celle de Mme de La Fayette s’est changée on résignation, et elle s’est inclinée sous sa main. « C’est le Tout-Puissant, écrivait-elle à Ménage, et de tous côtés il faut enfin venir à lui. » Je ne connais pas de leçon plus vive ni d’illustration plus frappante de cette belle pensée que je me complais à citer : « La religion n’a pas à toutes les questions une réponse aussi précise que celle de l’immortalité en face de la mort ; mais il n’est pas de douleur qu’elle laisse sans la soulager. C’est la différence d’une plaie qui est pansée à une plaie qui ne l’est pas. »


HAUSSONVILLE